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[Saint-Pétersbourg, 13 octobre 1802]1
Sire,
Vous aimez les lettres. Vous êtes persuadés de leur importance pour la culture de l’humanité, de leur influence sur le bonheur des nations. C’est sur ce principe que V. M. I. a voulu ériger l’Université de Dorpat et ce n’est que sur ce principe que sa constitution devait être fondée. En la considérant sur ce point de vue nous la trouvons affecté de défauts nombreux et importants, extérieurs à la sanction de V. M. D’abord nous n’avons pas d’acte de fondation. Une simple confirmation d’un plan proposé dans un temps et sous des circonstances où il était impossible de lui donner un certain degré de perfection2, est le seul boulevard de notre existence pour l’avenir; les revenus de tout l’institut sont si modiques, que s’ils restent tels, nous sommes éternellement condamnées à une médiocrité qui paralyse notre désir d’être utile. D’un côté nous ne pouvons pas nous associer le nombre des professeurs nécessaires, et ceux que l’idée de contribuer efficacement au bien public a engagés à accepter des places de cette Université ne sont pas à l’abri du besoin; d’un autre côté nous manquons de revenus pour fournir à l’entretien de quantité d’établissements nécessaires de toute nécessité, sans lesquels nous sommes condamnés à une existence avilissante. Enfin nous n’avons pas de fonds pour subvenir aux besoins de pauvres étudiants dont le nombre s’accroit déjà et qu’il serait cruel d’éloigner ou d’abandonner à la misère. Nous avons déjà fait à cet égard tout ce qui était en notre pouvoir; nous leur donnons nos leçons gratis et rognons de nos minces revenus pour subvenir à leur plus passants besoins. Mais ces moyens s’évanouissent en comparaison de ce qui est à faire, il faut un revenu fixe destiné à cet objet. Sire! accordez-nous un revenu proportionné au but de notre Université et au désir ardent que nous avons d’être utiles. Ne souffrez pas que nous consumons en vains efforts initiaux et que nous nous sacrifions en pure perte. Nous le ferons si Vous le voulez. Que ne ferions-nous pas par amour pour notre devoir, par amour pour Vous? Mais Vos vues humaines seront manquées et cela même que Vous aviez destiné à les atteindre sera perdu. Notre institut n’est pas un objet de luxe. Vous connaissez, Sire, sa tendance, ses principes invariables. Il deviendra un monument éternel élevé à la raison, élevé par les moines d’un ami de l’humanité.
Pour donner à notre Université l’activité dont elle est susceptible, il faut qu’elle soit libre d’entraves et estimée du public par lequel elle doit influer. Elle doit donc avoir des droits et des prérogatives, à l’instar des autres parties intégrantes de l’État. À la tête de ces prérogatives est la juridiction civile, criminelle et de police3. Nous l’avons déjà en partie mais par là même l’université se trouve continuellement en prise avec les autres autorités, parce qu’il est impossible, surtout dans l’état actuel de la législation, de fixer les limites de ces trois espèces de juridiction.
Sire, si nous vivions dans cet âge heureux de l’espèce humaine où les vertus tiennent lieu de lois, nous ne réclamerions ni juridiction ni autorité. Mais que V. M. I. décide elle-même s’il est possible aujourd’hui de se faire estimer et porter uniquement par des vertus? Réduits à notre médiocrité présente nous consumerons notre temps et nos forces à repousser des attaques cyniques ou à découvrir des trames perfides, et l’expérience a prouvé dans les universités que la juridiction plénière sur leurs membres est le seul boulevard de leur sûreté. Aussi elles possèdent toutes cette prérogative, sans même en excepter l’ancienne université de Dorpat4. Et en cela elles ne sont pas plus privilégiées que les autres ordres de l’État qui ont également une juridiction particulière.
Persuadé, Sire, de l’équité de ces demandes, puisqu’elles sont fondées par les principes que V. M. a reconnus formellement dans la lettre à jamais mémorable dont Elle a honoré notre Académie, je prends la liberté de mettre à Vos pieds, en forme d’un acte de fondation, l’esquisse des droits que nous reclamons5. Si elle obtient l’approbation de V. M. I., je Vous supplierai, Sire, de me donner la commission d’en faire une traduction allemande et russe et de me permettre de Vous la présenter à signer, afin que je puisse m’en retourner bientôt répandre la joie dans notre académie qui n’a de désir que pour ses devoirs et de vœux que pour Votre personne sacrée.
Veillez, Sire, souscrire à notre prière. En la faisant, nous nous transportons aux pieds de Votre trône auguste. Quittez-le un instant en idée. Transportez-Vous au milieu de nous, jouissez en simple particulier, en homme, de toute la gratitude, de tout l’amour que Vous nous avez inspirés. Ces sentiments ne sont pas conditionnels: si une impérieuse nécessité Vous impose la triste devoir de nous refuser notre demande, Sire, ces sentiments nous resteront; Vous connaissez Votre cœur paternel qui souffrira de nos peines.
Recevez, Sire, l’hommage particulier des sentiments illimités de respect et d’amour dont je suis pénétré.
6. G. F. Parrot à Alexandre IER
Précis des événements qui ont eu lieu à l’occasion de l’émeute des paysans d’une partie du cercle de Wolmar en octobre 1802
[Saint-Pétersbourg, 26 octobre 1802]1
S. M. I. avait ordonné par Ukase que les livraisons faites à la Couronne par les paysans de la Livonie2, et dont le prix, selon la base suédoise, évalué à 10 Rbl. 4 Cop. par Haken, se décrochissait du montant de la capitation, seraient abolies et que le paysan paierait la capitation en entier.
La régence du gouvernement de Riga, au lieu de publier cet Ukase gracieux purement et simplement, en restreint l’usage illimité aux terres de la Couronne et aux terres de particuliers où le paysan payait lui-même sa capitation, enjoignant que, pour les terres où le paysan ne paie pas lui-même sa capitation, mais la laisse payer au seigneur en le dédommageant par les livraisons, la chose reste sur l’ancien pied, et que le paysan fournisse au seigneur les livraisons en acquit de sa capitation que celui-ci prend sur soi de continuer à payer. Il existait de plus des terres où le seigneur outre les livraisons se faisait rembourser par journées de travail à un prix cruellement modique ce qu’il payait de capitation pour le paysan. Ces terres sont par l’ordonnance de la Régence dispensées comme les premières des livraisons au seigneur, mais forcées de le rembourser en journées de travail sur le faux onéreux accoutumé3.
Cette inégalité de droits, qui blessait la majeure partie des paysans de la province, eut un effet doublement pernicieux. D’abord quantité de propriétaires qui ne se trouvaient pas dans les cas exceptés, voulurent y mettre; presque tous voulurent payer la capitation de leurs paysans et l’ordonnance leur en fournit elle-même les moyens, puisqu’elle ne permet pas que toute la commune intéressée soit consultée là-dessus, mais seulement le pasteur, quelques chefs de métairie et l’inspecteur à la solde du seigneur. D’un autre côté le grand nombre des cultivateurs voyant qu’il y a du louche dans cette ordonnance et n’ayant d’ailleurs que peu ou point de confiance dans la Régence et dans les tribunaux de la province, finit par se persuader que cette ordonnance était falsifiée et que ce qu’on leur publiait n’était qu’un masque qui cachait des intentions bien plus bienfaisantes de Monarque, et comme l’enthousiasme se mêle ordinairement de ces affaires, le paysan finit par se persuader qu’il était question de lui rendre sa liberté, et regarda les menaces de dix paires de verges dont on accompagne ici la publication de l’Ukase comme la preuve évidente que la Régence avait un intérêt marqué à le retenir dans l’ignorance. C’est ainsi qu’en semant la défiance dans les cœurs des cultivateurs, en substituant ses propres idées à celle du Monarque, en parlant de punitions où Il parlait de grâces, on est parvenu à allumer le flambeau de la guerre chez un peuple timide et esclave.
L’acte original dressé par le tribunal qui a décidé dans cette affaire, fournit, comme suite de cette méfiance, les faits suivants qu’il suffit de présenter tels que l’acte les offre, malgré la partialité ouverte qu’on retrouve dans tout le style de cet acte (les mots soulignés sont traduits mot à mot du protocole allemand), pour faire voir que l’on n’a rien fait de ce qu’il fallait pour rétablir la confiance et que le paysan s’est conduit avec bien plus de modération que ses juges.
Plusieurs terres aux environs de Wolmar étaient le théâtre des dissensions. Le paysan refusait de payer ses redevances au seigneur en travail et en denrées. Voilà ce que l’on a appelé une révolte, comme si un sujet quelconque pouvait se rendre coupable de ce crime contre des particuliers!
Le 5 Octobre 1802 le tribunal de province reçut l’ordre de mettre fin à ces désordres, et l’on commence par faire marcher des troupes. Le 7 le tribunal arrive à Kaugershof, qui devint dès lors le lieu de la scène. Le lendemain le tribunal commence l’examen de l’affaire contre des paysans. Tout ce jour là tout fut tranquille, point d’attroupements. Quelques paysans d’une terre voisine se glissent cependant dans la chambre où le tribunal tenait sa séance. On leur lit la publication qui leur défendait de paraître. Ils reconnaissent leur tort; on renvoie les chefs de métairie et on punit de 25 coups de bâton les journaliers. Première mesure contraire au but que l’on devait se proposer de rétablir la confiance!
Pour s’assurer de plusieurs coupables (on ne dit pas de quoi) on les enferme et les fait garder par des sentinelles militaires. Le lendemain à 8 heures du matin paraissent les premiers attroupements armés de bâtons, de perches et de quelques fusils. Le militaire était déjà rangé. Les paysans demandent l’élargissement de leurs camarades. Le tribunal s’avance à eux les exhorter à être tranquilles,