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[Dorpat], 4 septembre 1805
On assure que le Bien-Aimé passera par Dorpat pour ménager les chevaux des contrées par où le Grand Duc Constantin et les gros de l’armée ont passé. Est-il bien vrai? O Providence me ménages-tu de nouveaux instants de bonheur? – Mon Alexandre! Venez par Dorpat. La plus pure, la plus tendre amitié Vous attend. Je sens qu’il est insensé de Vous faire cette prière, qui ne peut influer sur Votre résolution. Mais j’avais besoin de la faire, de Vous dire combien je me trouverais heureux pendant les instants que je pourrais Vous voir. Que ne puis-je Vous le dire comme je le sens!
Soyez heureux.
Votre Parrot
77. G. F. Parrot à Alexandre IER
[Dorpat], 14 décembre 1805
Mon Bien-Aimé est de retour! O Alexandre! Que ne puis-je Vous dire ce que j’ai senti en apprenant cette nouvelle. Je suis heureux. – Non, je ne le serai que quand je Vous aurai vu, quand mon cœur aura palpité sur le Vôtre, quand je Vous aurai dit je Vous aime, avec cet accent du sentiment que rien ne peut remplacer. Il faut que je Vous voie. Je serais déjà en route si pour cela je n’avais besoin d’un mot de Votre part. Écrivez-moi ce mot, bientôt, d’abord. Combien j’ai souffert de n’être pas à Vos côtés sur le champ de bataille! – Avez-Vous quelquefois pensé à Votre Parrot? O que je serais content si Vous aviez songé à lui dans deux seuls instants, en marchant au combat et à Weimar chez Votre sœur chérie1. Aimez-Vous toujours
Votre Parrot.
78. G. F. Parrot à Alexandre IER
[Saint-Pétersbourg, au début du janvier 1806]
Sire!
Me voici à Pétersbourg, le cœur plein de Vous, et du désir de voir mon Alexandre. Je n’ai point d’affaires. Je ne Vous parlerai ni de l’Université ni des écoles. Je viens uniquement pour Vous voir, pour Vous presser contre mon cœur, pour partager l’état de Votre âme, pour Vous dire que je Vous aime avec ce sentiment ineffable que rien ne peut exprimer. Je ne puis disposer que de bien peu de jours, Vous de bien peu d’instants. Faites un sacrifice à l’amitié, à
Votre Parrot
79. Alexandre IER à G. F. Parrot
[Saint-Pétersbourg, au début du janvier 1806]
Je suis tout aussi impatient de Vous revoir et je m’en fais un vrai plaisir; j’avais voulu Vous indiquer un moment pour venir à Pétersbourg où je me trouverai moins surchargé d’affaires, mais puisque Vous m’avez prévenu, soyez le bienvenu. Le premier instant de libre que j’aurai Vous sera destiné.
Tout à vous.
[Paraphe]
80. Alexandre IER à G. F. Parrot
[Saint-Pétersbourg, au début du janvier 1806]
Enfin j’ai un moment, ou du moins l’espoir d’en avoir un, sauf quelque courrier; je Vous attends donc avec impatience à 7 h. du soir.
Tout à vous.
[Paraphe]
81. Alexandre IER à G. F. Parrot
[Saint-Pétersbourg, au début du janvier 1806]
Je Vous ai attendu depuis 7 heures jusqu’a 8 ¼. D’autres occupations m’empêchent de le faire plus longtemps. Je suis convaincu que quelque obstacle ou misentendu est cause de ce retard.
Tout à vous.
[Paraphe]
82. G. F. Parrot à Alexandre IER
[Saint-Pétersbourg, au début du janvier 1806]
Sire!
J’ai à Vous demander pardon, non seulement du retard d’hier, mais aussi de la lettre que je Vous écrivis de chez Gessler1. Mon âme était dans un état affreux. Vous m’aviez attendu. J’avais tant de choses importantes à Vous dire. Je me suis instruit pendant ces cinq jours. Je Vous présenterai des résultats au tableau dont Vous pourrez faire usage. Tout ce que je crains est d’arriver trop tard. S’il est possible, ô mon Bien-Aimé! suspendez quelque autre travail pour me voir. Mon cœur seul m’a amené à Pétersbourg. Je ne voulais que voir mon Alexandre entier dans ses sentiments, partager sa douleur et verser dans son âme le baume de la tendre amitié. Je sens à présent un devoir plus pressant que tout. Si Vos soirées sont prises, faites-moi venir le matin, avant le jour. C’est la plus belle heure de la journée pour méditer sur le sort de Votre Empire et de l’Europe.
Mon Bien-Aimé! Mon amour pour Vous fait de moi un Caméléon. Je puis tout devenir pour Vous servir. Mourir pour Vous serait pour moi le bonheur suprême.
83. Alexandre IER à G. F. Parrot
[Saint-Pétersbourg, 10 janvier 1806]1
Je suis prêt à Vous recevoir demain après-dîner, à 6 h. et ½.
Tout à vous.
[Paraphe]
84. G. F. Parrot à Alexandre IER
[Saint-Pétersbourg], 12 janvier 1806
J’ai beaucoup rêvé à mon Bien-Aimé cette nuit, comme toujours quand j’ai eu le bonheur de le voir. Quand est-ce que je ne pense pas à Vous? Vous m’avez beaucoup plu hier, c’est à dire à ma tête (le cœur comme toujours). Vous êtes comme je désire que Vous soyez. Mais ce n’est pas ce que je voulais Vous dire. D’abord j’ai oublié hier de Vous prier d’ignorer que je Vous ai présenté le projet d’article pour la gazette. Le Prince Adam1 ne doit pas le savoir. Puis mes petits intérêts. Je Vous ai prié de me procurer l’honneur de voir l’Impératrice. Le soir n’est peut-être pas son heure. Veuillez Lui demander celle qui Lui conviendra le mieux. Ne Vous étonnez pas de ce désir que j’ai de La voir. Tout ce qui Vous touche de près m’intéresse tant! Et puis ce reste d’esprit de chevalerie qui me possédait à 18 ans. En vérité, je ne sais ce que je Lui dirai en l’abordant. Si l’esprit ne me vient pas à l’instant je ferai ma sotte figure, comme la première fois lorsque Vous Lui présentâtes ce fondateur de l’Université de Dorpat2.
J’aime mon Alexandre. S’il m’aimait la moitié autant, le quart, je serais heureux. – Je suis heureux.
Annexe
[Projet d’article pour la gazette concernant la bataille d’Austerliz]1
Le résultat de la bataille d’Austerlitz est si clair par les suites qu’il a eues qu’on ne conçoit pas pourquoi la France a jugé à propos de donner des rapports outrés et infidèles de cette bataille. L’Europe et surtout la nation russe attendent avec raison notre relation. L’amour de la vérité, le désir de n’annoncer que des faits bien avérés l’a retardé jusqu’ici. En attendant il est peut-être nécessaire d’instruire le public sur plusieurs faits erronés des bulletins français surtout dans le 30e.
Le général Savary n’a parlé qu’à deux personnes de la suite de l’Empereur, et vu plusieurs adjudants des différents corps qui apportaient des rapports de leurs chefs ou leur portaient des ordres. On ne laisse pas parler au général ennemi à tant de personnes. Le langage du Prince Dolgorouky a pu déplaire au chef de la nation française2. Mais ce grand capitaine semble avoir oublié un moment que la nation russe n’est pas du nombre de celles qui se sont rangées sous sa protection.
Le bulletin évalue l’armée des Alliés à 105 000 hommes, c.à.d. 80 000 Russes et 25 000 Autrichiens, l’armée française à un nombre de beaucoup moindre. Pourquoi ce nombre n’est-il pas allégué? L’armée française, outre le corps de réserve, était composée de 4 grandes divisions de 20 000 hommes d’infanterie et 3000 hommes de cavalerie, chacune d’elle commandée par un maréchal et deux généraux de division. L’armée combinée était composée de 52 000 Russes et à peu près 17 000 Autrichiens.
Mais cette infériorité du nombre était le moindre désavantage de l’armée russe. Le défaut de vivres était si grand que pendant les deux jours qui ont précédé la bataille, elle n’a presque eu aucune nourriture. L’Empereur Lui-même a partagé ce sort malheureux et imprévu de ses fidèles soldats. Les chevaux étaient si exténués faute de fourrages qu’ils ne pouvaient plus traîner l’artillerie, qui pendant la bataille n’a pu opérer que sur les points où elle avait d’abord été placée. C’est ce défaut de vivres et de fourrages qui, en ôtant la possibilité de rester plus long à Austerlitz ou de prendre une position en arrière, a forcé l’Empereur contre sa propre conviction, à livrer une bataille dont le succès ne reposait que sur la bravoure des troupes.
La garde impériale, dont le bulletin annonce qu’elle a perdu tous ses drapeaux, les possède tous et en a enlevé un à l’ennemi. Les autres corps en ont perdu non pas 40, mais 24.
La perte de 20 000 Russes noyés enfonçant sous les glaces des lacs est un conte. Les lacs n’étaient pas gelés ce jour-là.
L’armée combinée doit avoir perdu à cette bataille 15 000 tués et 20 000 prisonniers (y comprend-on aussi les noyés?). Après tant de marches forcées, tant de maladies causées par la faim et les fatigues, après tant de combats sur le Danube et en Moravie la perte totale de toutes les armées russes ne se monte pas à plus de 15 000 hommes. Si elle eût été aussi considérable que le bulletin l’annonce, pourquoi n’a-t-on pas poursuivi les Russes qui après l’affaire sont resté encore plus de 24 heures sur le champ de bataille? L’armistice n’a été conclu qu’avec l’Empereur d’Allemagne, et ce n’est qu’à sa sollicitation que les Russes se sont retirés3. Le bulletin français même dit que pendant qu’on négociait avec l’Autriche, l’armée française poursuivait ses succès. Pour relever l’éclat de cette journée le bulletin annonce que la garde française n’a pas été dans la mêlée, et cependant le même bulletin dit plus haut qu’un bataillon français ayant été culbuté par la garde russe, Bonaparte y détacha le Maréchal Bessières et que bientôt les deux gardes en furent aux mains.
C’est ainsi que les bulletins français fourmillent de faux rapports mal couverts par les déclarations sur le bruit affreux que faisaient 200 000 hommes et deux cents pièces de canon. Peut-il être de l’intérêt d’un grand capitaine de souffrir de pareilles relations? La postérité qui s’en tient toujours à la vérité s’étonnera de voir cette ombre au tableau de la gloire d’un homme de si grandes qualités, et qui a agi si puissamment sur son siècle.