4, de Montesquieu et de Smith. Sans connaissances préliminaires, sans jugement formé à saisir les relations compliquées des États on raisonne avec lui sur ces relations sur lesquelles il n’existe même encore aucun système, aucune idée fixe, et l’on espère qu’il gouvernera. Il sera gouverné par les raisonneurs et les faiseurs.
Appuyer sur des connaissances solides ce n’est pas prêcher le pédantisme. L’histoire de nos jours ne prouve que trop bien que l’art de régner est de même le plus compliqué, et consiste proprement dans l’art d’être fait à tout, de ne tenir à aucune forme, d’être inépuisable en mesures, c.à.d. d’être conséquent, et pour l’être il faut que l’esprit soit nourri et non boursouflé.
Je Vous ai parlé de Vous, et de ce second Vous-même que Vous nous donnerez bientôt – peut-être trop longuement. Mais Vous savez que je Vous aime avec la tendresse d’une mère, avec l’attachement d’un fils. Mon cher Alexandre! – Je vais rentrer encore pour quelques instants dans mon rôle de professeur. Je serai court.
Vous nous avez ôté les Haken5. C’est le premier malheur qui est frappé l’Université, et il est irréparable. Je sais tout ce qu’on Vous a dit pour Vous engager à cette démarche. Mais j’ai tout pesé, longtemps avant que d’autres se soient mêlés de cette affaire; et je dis encore: c’est un grand malheur pour l’Université, un mal pour tout l’Empire. Je Vous en donnerai un jour les détails de bouche, si cela Vous intéresse. Mais le mal est fait, et je ne Vous en parle que pour prévenir un plus grand mal, celui qui menace les écoles paroissiales. Voilà un an et demi que l’on a su traîner la chose. On a su, malgré Votre ordre précis, mutiler le plan que Vous aviez Vous-même envoyé au Directoire, de manière à le rendre impraticable et odieux, et ensuite on l’envoie aux provinces pour avoir leur avis! – Nos gymnases, nos écoles de district sont terminés. Tout est fait pour cette partie, et j’espère d’une manière qui fera honneur à l’Université et même à Votre règne. Mais si on parvient à ruiner le plan des écoles paroissiales, j’avoue que je perdrai tout intérêt aux écoles de toute espèce, j’abhorrerai tout ce que j’ai fait dans cette partie. J’aurai honte de n’avoir pu travailler qu’à faire des savants, tandis que je voulais travailler à faire des hommes. Je Vous supplie par tout ce qui Vous est cher, par cet amour ineffable des hommes qui fait le caractère de Votre cœur, par la postérité qui Vous jugera d’autant plus sévèrement que Vous avez si bien commencé, je Vous supplie de ne rien décider sans m’avoir entendu sur tout ce qu’on Vous présentera. Faites-moi venir à Pétersbourg, pour que je puisse démasquer ouvertement le plan d’iniquité qui mine Votre plan. Je Vous proposerai des mesures qui Vous éviteront sûrement les dégoûts que Vous a causé l’affaire des paysans6. Souvenez-Vous de ce que je Vous ai dit autrefois sur cette affaire. Je Vous ai prédit tous ces dégoûts, toutes ces contradictions qui minent la confiance et ne mettent pas seulement le respect à la place. – Ne prenez pas ce langage énergique pour de la violence. O mon Alexandre! Vous l’avez fait une fois7, et cent fois l’expérience doit Vous avoir prouvé que Vous Vous trompiez.
Le Comte Savadovsky est très malade. S’il meurt, pensez à Klinger pour le remplacer. Il faut une tête à la tête de ce Ministère. Sous lui Dorpat a fleuri et s’est élevé. Sous lui toutes les Universités russes fleuriront et s’élèveront. Donnez-nous Novossilzoff à sa place, puisqu’il n’a pas encore d’Université8. – Novossilzoff! Je souffre beaucoup de savoir que les anciennes relations ne sont plus les mêmes. Je lui ai écrit par le dernier courrier pour lui faire sentir qu’il ne doit pas y avoir de sa faute. Je lui ai parlé en ami, c.à.d. avec rigueur. Il a l’âme noble, le cœur bon; Vous ne devez donc jamais Vous séparer. L’intérêt de la chose publique, c.à.d. Votre propre intérêt, exige que Vous teniez à ce principe, malgré ce que Nov. lui-même pourra Vous dire contre. Je ne parle pas des clameurs de la cour. Ces clameurs ne méritent pas leur place dans une lettre à mon Bien-Aimé.
Vous avez rendu ma belle-sœur heureuse9. Comment Vous en témoigner ma gratitude? Cœur généreux! Vous surpassez toutes les espérances.
Je relis ma lettre. Mon Bien-Aimé la lira-t-il avec plaisir? O Alexandre! Si je t’ai fait de la peine, pardonnez-moi. Tu sais comme je t’aime. Je sens combien tu m’aimes. Mais n’oublie pas l’immense inégalité que le sort a mise entre nous. Tu es tout-puissant. Moi, je n’ai que mon cœur et ma raison.
93. G. F. Parrot à Alexandre IER
[Dorpat, au début de juin 1806]1
Sire!
Je n’ai pas tenu parole. Je Vous avais promis que pendant mon Rectorat l’Université ne Vous donnerait aucun sujet de désagrément. J’y avais réussi jusqu’à aujourd’hui, mais à présent Vous apprendrez qu’il y eu un duel entre deux étudiants, dont la suite a été la mort de l’un des deux. L’affaire s’est faite avec tant de secret qu’aucune prévoyance humaine n’eût pas la prévenir. Je n’ai point à me reprocher d’avoir négligé mon devoir; ma santé délabrée en est la preuve. Mais je me reprocherai sans cesse de n’avoir pas Vous épargner ce chagrin. Quand on Vous aime, peut-on jamais avoir assez fait son devoir?
Je suis bien triste. Peut-être aimerez Vous moins
Votre Parrot
94. G. F. Parrot à Alexandre IER
[Dorpat], 2 août 1806
Je dois des actions de grâces au Bien-Aimé pour l’ordonnance en faveur des étudiants qui se vouent au militaire1, et mon cœur Lui en offre l’hommage avec ce sentiment ineffable que le Bien-Aimé seul sait inspirer. Mais cette ordonnance contient un point qui rend au jeune homme malheureux, le point qui restreint cette faveur à la classe des gentilhommes. L’étudiant Goers, qu’Elssner déclare être son meilleur élève, qui a terminé ses études militaires sur la parole que le curateur nous donna il y a un an et demi, se trouve à Pétersbourg, dénué de tout moyen pour entrer dans sa carrière parce qu’il n’est pas gentilhomme, toutes les portes lui sont fermées. Il va tous les jours à la parade pour tâcher d’attirer l’attention de son souverain et trouver l’occasion de Vous offrir le tableau de sa situation. Son père, sexagénaire et pauvre, qui avait fondé sur lui l’espérance de sa vieillesse, mourra de chagrin s’il apprend qu’après avoir épuisé son peu de ressources pour former son fils, il n’a fait que le soumettre pour 12 ans au traitement avilissant auquel les bas-officiers bourgeois sont sujets. Et ce jeune homme n’est pas le seul dans ce cas. – En France, Sire, dans le temps où les prérogatives de la noblesse étaient dans toute leur vigueur, on a toujours fait une exception pour l’artillerie et le génie. Quiconque avait du talent et des connaissances y était admis, et Vous savez mieux que moi combien cette partie du militaire français avait de prépondérance en Europe. Je sais, ô mon Bien-Aimé, combien cette restriction a dû Vous coûter, à Vous qui me dites la première fois que Vous m’accordâtes le bonheur de Vous voir: «Je travaille à égaliser les conditions dans mon Empire»2.
La noblesse de Livonie s’est déclaré à l’égard des écoles paroissiales. J’ai cette déclaration sous les yeux. Elle contient que le plan est impraticable faute de maîtres d’écoles, les pasteurs et les marguilliers ne pouvant se charger de cet emploi; on appuie sur le sentiment du consistoire, que l’Université ne peut pas avoir l’inspection de ces écoles, mais qu’elles doivent rester au consistoire; que la noblesse est trop pauvre pour fournir les frais; que l’on ne peut pas imposer le paysan; que tout doit être remis au patriotisme des particuliers; et pour preuve de ce patriotisme on cite l’école de la paroisse de Canapäh.
Voici en peu de mots ma réponse: Les marguilliers ont jusqu’à présent fait les doubles fonctions et Vous fournissez les frais pour les former à cet emploi. Je me suis arrangé depuis avec le surintendant général pour éviter les collisions d’autorité. Le consistoire et les pasteurs ne pourront pas mettre les écoles paroissiales en vigueur, parce qu’ils sont trop dépendants de la noblesse, dont le patriotisme a toujours contrarié l’instruction au paysan. Le plan n’exige de la noblesse que des maisons pour y établir les écoles et des hommes pour en faire des précepteurs. Or j’ai les ordonnances anciennes, du temps de l’Impératrice Catherine, et elles sont plus rigoureuses que le plan, il suffit de les mettre en vigueur3. Dans les cercles de Riga, Wenden et Wolmar, le paysan s’est offert volontairement à l’entretien des écoles paroissiales. L’école de la paroisse de Canapäh a été établie il y a 2 ans conformément à mon plan par le pasteur Roth, à l’insu de la noblesse et est entretenue par les paysans seuls.
Sire! Voilà des faits incontestables; je n’appuie que sur eux. Le Directoire triomphe, ces protestations à la main; c’est ce qu’il désirait et il a parfaitement bien calculé. Je me suis tu alors, parce que Vous aviez déjà accordé cette consultation des provinces qu’on Vous avait demandée à mon insu4. J’ai attendu tranquillement l’effet de ces consultations. À présent qu’il s’agit de la décision, je Vous conjure, Sire, de ne pas laisser agir le Directoire à l’insu de l’Université (qu’on n’a pas même instruite de cette démarche importante) et d’ordonner que j’aille à Pétersbourg pour rendre compte du plan et me justifier de son contenu. Je suis trop instruit de tout ce qui y a rapport pour craindre les discussions, et je n’ai d’intérêt que celui de la chose. Si les écoles paroissiales n’existent pas, j’aurai sûrement moitié moins de travail et de chagrins; mais aussi j’aurai un dégoût profond pour ma vocation. Je hais l’aristocratie des lumières