On assure que Vous avez donné le commandement général à Buxhöwden, et qu’il est chef des tribunaux qui doivent examiner la malversation des employés dans les vivres. J’ai été sur le point de taxer de mensonge celui qui me l’a dit; mais je me suis ressouvenu que Vous l’avez rappelé au service, et je n’ai pas eu le courage de contredire.
Je plains Benningsen. Je Vous plains, Vous et l’Empire de sa perte3. Je sais qu’il a commis de grandes fautes. Mais il est cependant le vainqueur de Pultusk et d’Eylau, mais sous les circonstances où il se trouvait une troisième victoire était impossible; mais il Vous était attaché, par son propre intérêt. Vous l’avez traité avec sévérité et Buxhöwden s’élève sur ses débris. Si jamais la condescendance était à sa place c’était dans ce cas-ci. Après la bataille de Friedland la paix était nécessaire; mais il fallait faire Benningsen feldmaréchal et lui donner Ostermann Tolstoi pour aide. Si Vous l’aviez conservé et soutenu, le parti contraire eût appelé cela de l’entêtement; mais Rome au faîte de sa plus belle période en agissait ainsi; mais le parti contraire n’a pas un seul homme à Vous offrir. – Que je Vous dise tout ce que je pense. Je voudrais que le public Vous taxât d’entêtement. Vous seriez craint, et Vous devez l’être.
La paix était nécessaire et elle est aussi honorable qu’elle pouvait l’être sous ces circonstances. Ayant à couvrir Vos frontières Vous deviez abandonner la Prusse qui s’était abandonné elle-même. Mais cette paix a deux grands inconvénients. Le premier est l’arrivée d’un ambassadeur français à Pétersbourg. Attendez-Vous à des menées sourdes, à de grandes corruptions. Mettez le plus grand secret dans les opérations (il n’existait pas de secret à l’armée, je le tiens de très bonne part). Craignez les déserteurs français qui se répandent à présent partout. Chassez ces espions sous le prétexte de les livrer à Napoléon et redemandez ensuite les déserteurs russes comme équivalent. Craignez les maîtresses des hommes en place, faites les surveiller avec la plus grande exactitude. La réconciliation de Napoléon n’a pas réconcilié Bonaparte. Son système n’a pas changé, et voici le second point.
L’état actuel de l’Europe doit être considéré par rapport à la Russie sur les deux frontières principales, sur celles de la Turquie et sur celles de la Pologne. Vous m’avez dit que Napoléon a des vues sur la Turquie. Je le savais il y a deux ans. Il écrasera son fidèle allié qui l’a si bien servi pendant cette campagne en occupant 60 000 russes, et qui eût fait davantage si la paix ne fût survenue subitement. Quelles raisons allègue-t-il pour masquer son ingratitude? Sa vraie raison est qu’il veut devenir Votre voisin de deux côtés, surtout du côté faible de la Russie, et envelopper l’Autriche. Il demandera à cette jadis-puissance sa portion de la Pologne pour agrandir les États de Jérôme4. Il entretiendra des troupes françaises dans ce nouveau royaume, il militarisera les polonais, et aura par là une armée respectable sur cette frontière de la Russie, prête à frapper dès que ses projets de partage de la Turquie Vous déplairont; et tout projet de partage où il aura une part considérable sur le continent est dangereux à la Russie.
Il est difficile de Vous donner un conseil décisif dans cette conjoncture. Pour pouvoir le faire il faudrait être beaucoup plus instruit que je ne suis à portée de l’être. Souvent une chose peu importante en apparence décide. Bonaparte a sûrement son côté faible, non seulement dans son caractère, mais aussi dans ses opérations; c’est à le découvrir qu’il faut s’attacher de préférence; et en même temps employer tous les soins imaginables à réorganiser l’armée, dont Vous aurez bientôt besoin, contre la France et peut-être contre l’Angleterre.
Le travail que Vous avez est immense. L’intérieur dans tous les départements exige Vos soins. Les relations extérieures veulent une attention et un travail continus. Le militaire doit être régénéré dans toutes ses branches. Pour suffire à tout il Vous faudrait dans ce moment être plus qu’homme, dénué comme Vous êtes de vrais travailleurs. La plus grande tâche retombe sur Vous, et Vous n’avez pas encore trouvé le moyen d’introduire dans Vos propres travaux cet ordre sévère qui profite de tous les instants et rend le travail facile et surtout fertile. Votre condescendance pour les autres Vous fait revenir plusieurs fois sur le même objet, et double ou triple la peine. Commencez par introduire cet ordre vrai, immuable dont je Vous parle. Vous Vous étonnerez du temps que Vous gagnerez, Vous serez à même de juger à coup sûr du temps que d’autres doivent mettre aux affaires, et Vous les forcerez à introduire chez eux le même ordre qu’on ne connait pas en Russie. Ne craignez pas en ceci la pédanterie. Quand il s’agit de l’ordre il est difficile d’être pédant. Voilà pourquoi je Vous ai prié si souvent de Vous rapprocher Klinger, de l’employer là où sa sévérité serait d’une grande utilité.
Je vais à présent Vous faire une autre proposition. Je Vous le fais à regret, puisqu’elle me concerne, et qu’elle déteint toutes les espérances que je m’étais faites de passer le reste de ma vie au sein d’une science que j’aime, dans la vocation heureuse où je me trouve, la seule qui me promette des jouissances pour moi et ma famille et de la célébrité. Je la fais à regret parce que dès que je rapprocherai de Vous je ne pourrai plus être Votre ami dans ce sens absolu dans lequel je le suis à présent. Aujourd’hui je suis libre; je suis encore dans la sphère dans laquelle Vous m’avez trouvé. Je ne Vous dois que le sentiment ineffable, unique de pouvoir Vous aimer au-delà de tout. Vous m’avez comblé de jouissances auxquelles l’égoïsme n’avait nulle part; elles n’intéressent que le cœur. Dès que je change de situation je perds à coup sûr cet avantage inappréciable qui seul pouvait faire franchir à mon cœur l’intervalle immense que le sort a mis entre nous. Dès ce moment je cesse d’être à Vos yeux l’homme qui ne peut pas Vous être infidèle; la possibilité du soupçon de Votre part s’établit. Je voulais l’éloigner à jamais, cette possibilité, je voulais Vous conserver un homme dont le cœur Vous consolât des pertes que je prévoyais que Votre cœur ferait. Voilà pourquoi je Vous ai prié, conjuré, de ne m’accorder jamais aucun soi-disant Bienfait.
Je suis ému en terminant cette lettre; je sens l’immensité de la tâche que je m’impose. Me rapprocher de Vous est pour moi la chose la plus sacrée. Dieu puissant! Dieu bon! Fais que je ne m’en repente pas!
P. S.
Je Vous rappelle l’objet de ma dernière lettre. Rendez au public l’ouvrage sur les livoniens et les estoniens, protégez l’auteur, soutenez la censure de Dorpat. Vous avez Vous-même senti que cela doit être, et il est assez triste qu’une pareille confiscation ait pu avoir lieu sous Votre règne. Abandonner cette affaire à l’intolérance politique c’est vouloir ternir aux yeux de l’Europe Votre mérite pour l’instruction publique. N’oubliez pas que cette partie de Votre règne Vous appartient exclusivement. Ne me soupçonnez pas de partialité en ceci. Vous savez que je ne crains pas le Ministre, que je ne puis craindre personne.