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[Dorpat], 28 septembre 1810
Depuis le départ de mes mémoires j’ai appris différentes choses que je crois devoir, mon Bien-Aimé! Vous communiquer. En relisant ces mémoires j’ai trouvé que dans plusieurs articles j’avais été trop concis en n’allèguent pas plusieurs raisons qui peuvent avoir influence sur Vos décisions. Mais je sens qu’une lettre ne peut pas joindre comme cela devrait être ces détails avec les mémoires, et qu’un entretien de vive voix est infiniment plus favorable pour Vous les donner. Je viendrai donc à Pétersbourg, d’autant plus que là je suis sûr d’apprendre encore différentes choses qui peuvent influer sur ces affaires. J’y ai des connaissances bien importantes.
Comme Vous avez sûrement déjà fait usage du mémoire ostensible, personne ne devinera le motif de mon arrivée et je saurai détourner l’attention sur des objets concernant l’Université, au risque de me donner le ridicule de croire que dans ce moment Vous veuillez Vous occuper de nous.
D’un côté les affaires sont pressantes; de l’autre je quitte Dorpat au milieu de mes cours. Ainsi ce ne peut être que pour quelques jours. Veuillez donc, je Vous prie, me recevoir dès mon arrivée qui aura lieu lundi soir le 3 Octobre ou mardi matin.
Veuillez donner Vos ordres à Gessler pour qu’il m’annonce dès que je serai arrivé.
Aurez-Vous quelque plaisir à me revoir? Il y a plus de 18 mois que je n’ai eu ce bonheur.
[Paraphe]
156. G. F. Parrot à Alexandre IER
Saint-Pétersbourg, 10 septembre 1810
Permettez-moi, mon Bien-Aimé, de Vous rappeler que Vous m’aviez promis de me faire tenir la réponse du département sur mon mémoire1. Le but de mon voyage est en grande partie d’aider à terminer toutes les questions sur l’état actuel de finances et les moyens d’amélioration pratiquables aujourd’hui, pour que Vous puissiez émetre sur le champ et à la fois une masse imposante de mesures bien calculées, qui ramène la confiance que Votre nation a perdue. Oui – je dois Vous le dire avec douleur – j’ai trouvé ici comme dans nos provinces que non seulement on clabaude comme on l’a toujours fait, mais que les hommes les mieux intentionnés ont perdu courage. Le Peuple, le Soldat même, ne croyent plus à un meilleur avenir. Ce découragement est une nouvelle source de maux qu’il est bien important de tarir. Craignez de Vous retrancher sur le sentiment d’avoir fait Votre devoir autant que Vous l’avez pu. Les nations ne tiennent pas compte de ce sentiment à leurs Rois; elles ne jugent de l’intention que par l’événement – et comment pourraient-elles mieux juger? Hâtez-Vous de prendre de grandes mesures qui frappent, qui agissent sur le peuple. Moi, je ne crains rien; j’ai plus de confiance, même que Vous, au succès de Votre cause. Mais il faut agir avec célérité et vigueur. Ne remettez rien au lendemain; ne Vous laissez pas paralyser par des discussions prolongées, par des doutes minutieux. Saisissez chaque moment du temps qui Vous reste.
Que le département Vous ait donné sa réponse ou non, veuillez me recevoir demain comme Vous me l’avez promis. Je Vous dois encore des observations que je ne voulais pas Vous faire avant d’avoir pris ici des renseignements suffisants, et je dois encore m’instruire auprès de Vous-même sur quelques points2.
Bon jour, mon Alexandre chéri. Puisse ce jour, puisse chaque jour être utile à Vous et à Votre peuple, qui sera bon dès qu’il pourra être confiant.
157. G. F. Parrot à Alexandre IER
Mémoire secret, très secret
Saint-Pétersbourg, 15 septembre 1810
1o) La paix avec la Porte.
N’exigez pas la Walachie. Contentez-Vous des bouches du Danube jusqu’au Pruth. C’est une frontière naturelle qui enfile Votre frontière vers les États de l’Autriche, presque en ligne droite. Les avantages que Vos armées ont obtenus Vous mettent en droit d’agir généreusement envers la Porte en dégageant Votre parole d’incorporer les deux provinces à la Russie. La Walachie ne sert à rien, gâte Vos frontières en Vous mettant en contact trop étendu avec l’Autriche et en irritant la jalousie de cette puissance qui ne peut pas Vous voir avec indifférence Vous étendre de ce côté. À la première guerre il faudra partout évacuer cette province et toute évacuation forcée est en quelque sorte une bataille perdue, par l’idée de faiblesse qu’elle annonce et par la défiance qu’elle sème dans les esprits. Il ne faut posséder que ce qu’on peut soutenir. Admettez ce principe le plus tôt possible. Le temps que Vous gagnez pour le retour de Votre armée et l’influence de la paix sur le cours valent mieux que la Walachie. Renoncez en outre aux frais de la guerre. La Porte ne peut rien donner. Méfiez-Vous de ceux qui Vous conseillent des conditions dures. C’est la France qui les dicte.
2o) La paix avec la Perse.
Cette guerre est contre Vos propres principes et Vous devez Vous étonner Vous-même de l’avoir continuée. Faites la paix rondement en rendant tout ce que Vous et Votre Prédécesseur avez pris s’il faut. Là il faut une paix durable et Vous l’obtiendrez par de la modération. Négociez, ou plutôt faites, ces deux paix à la fois. Hâtez-Vous. Le ministère français peut les gâter l’une et l’autre, et le veut sûrement. Hâtez-Vous.
3o) Coup d’œil sur les puissances voisines en cas de guerre.
1) La Pologne, quoique diplomatiquement rayée de la liste des puissances, n’en est pas moins une et d’importance pour Vous. Elle a servi à Napoléon. Il dépend de Vous qu’elle Vous serve. Dès que le moment des déclarations hostiles de la France sera venu, déclarez la Pologne restituée comme elle était avant le dernier partage. Donnez-lui la Constitution de Kosciusko1; faites y entrer Votre armée principale et réunissez y la sienne. Cela forcera Napoléon à diriger ses armes sur ce point qui Vous est le plus favorable, à Vous attaquer au travers les déserts de la Prusse, au lieu de porter ses opérations principales sur Kiew et les provinces adjacentes riches de tout ce dont il a besoin, et par lesquelles il pénètre facilement vers Moscou, foyer éternel de toutes les révolutions de la Russie. Il ne peut pas vouloir Vous laisser les 50 000 Polonais avec lesquels il Vous a combattu. Le Prince Adam Vous secondera et Vous pouvez compter sur l’activité des deux frères Comtes Plater que je connais.
2) L’Autriche paraît, il est vrai, n’être plus qu’un instrument de la France et ne sera que cela d’autant plus2 qu’elle perd les provinces polonaises si Votre politique ne la force pas à un rôle opposé ou neutre. Pour cet effet il faut faire deux choses: a) Renouveler Vos anciennes relations avec la Hongrie en cas qu’elles soient rompus, et ne pas Vous en cacher3. b) Offrir la paix à l’Autriche de bonne foi ou la révolution de la Hongrie, en faisant entendre que, si le cabinet de Vienne témoigne des intentions hostiles, il sera sacrifié à la paix par l’un et l’autre part belligérant. La crainte peut tout sur ce cabinet à la fois hautain et pusillanime. Le faire balancer est déjà beaucoup. Napoléon ne souffre pas qu’on balance, et sa passion même contribuera à lui ôter un allié.
3) La Suède sera sûrement réunie à la Norvège et aux isles du Danemark, sous Bernadotte. Le sort du Roi de Danemark est déjà décidé. Mais la Suède est dominée par un esprit révolutionnaire dont Vous pouvez profiter pour rendre cette puissance inactive. D’un autre côté la triple couronne du Nord mise sur la tête de Bernadotte peut devenir Votre amie. Ce général français sait mieux que personne comment Napoléon traite ses alliés et ne se souciera pas de le devenir. Il dépend de Vous de le lui faire sentir si Vous acquiescez à son élévation. Là il sera assez fort pour ne pas céder aux instances de la France qui ne trouvera pas un point d’attaque contre lui, les anglais gardant le Baltique; il sentira qu’il ne peut que perdre à l’intérieur comme à l’extérieur en voulant Vous faire la guerre par la Laponie. Il faut être mieux instruit que je ne le suis pour Vous conseiller définitivement laquelle des deux voies est à suivre.
4o) Abandonnez Votre projet de forteresses. Vous ne pourrez l’effectuer qu’à demi et Vos armées n’entendent pas la guerre de forteresses; les bicoques de la Turquie les arrêtent, et si Vous perdez quelques-uns des points de Vos lignes l’ennemi s’en renforce. Calculez la guerre que Vous avez à faire sur l’esprit de Votre nation et sur celui de l’ennemi. Pour la faire avec succès il Vous faut 400 000 hommes, partagés en deux armées, l’une de 100 000 vers l’Autriche, l’autre de 300 000 vis-à-vis l’ennemi principal. Celle-ci doit être composée d’un corps principal de 200 000 hommes que Vous nommerez la grande armée, nom que Vous ferez sonner haut pour indiquer que Vous voulez décider la guerre comme autrefois par des coups d’éclat. Elle sera en effet Votre armée principale et aura une artillerie formidable; mais elle ne s’engagera jamais que dans un cas décidément avantageux. Ne craignez pas de perdre du terrain. Exercez pour cela Vos Russes à la retraite; c’est la manœuvre qu’ils entendent le moins. Les autres 100 000 doivent être partagés en 10 demi-divisions composées surtout de cavalerie légère. Ces demi-divisions feront la guerre de magasins. Elles tourneront l’ennemi dans tout sens et l’affameront. Ce système de guerre Vous est d’autant plus avantageux que Vous avez dans Vos généraux plus de partisans que de vrais généraux, que Vous les séparez les uns des autres et excitez leur émulation sans donner prise à la jalousie, et qu’enfin Votre nation encore chevaleresque et demi-barbare se plaît aux coups de main et les exécute bien. Une seule tête, il est vrai, doit donner de l’ensemble à tous ces corps. Mais le grand talent d’un général est de savoir se peindre dans sa tête comme dans un tableau sa position topo