ER
[Saint-Pétersbourg], 11 février 1825
Sire!
Plus j’observe la marche de l’affaire des plans hydrauliques pour Pétersbourg, plus je me persuade que la mesure dont je pris la liberté de Vous parler dans ma dernière lettre, de faire examiner en Votre présence les projets qu’on jugera dignes de Vous être présentés, est utile et même nécessaire. Ne croyez pas, Sire, que je cache sous ce conseil le désir secret de Vous voir en quelque sorte contre Votre gré. Ce n’est pas ainsi, entouré de l’appareil de la Majesté, que je souhaite jouir d’une heure de Votre présence. C’est l’homme, l’homme pur et simple, c’est Votre âme noble et aimante, travaillée et tracassée par les événements, que je veux voir; c’est le tableau de Vous-même que je voudrais emporter dans ma solitude pour en jouir pendant le peu de temps qui me reste à vivre; c’est cet Être chéri qui, au moment d’entamer la campagne de 1812, me serra contre son cœur et me dit, les yeux mouillés d’attendrissement: Si je succombe dans cette lutte terrible, peignez-moi à la postérité tel que je fus. J’eusse tenu certainement parole
Mais je voulais Vous parler de l’examen des projets et je renouvelle ma prière de le faire Vous-même. L’Europe apprendra avec applaudissement que pour un travail si important Vous avez rassemblé autour de Vous Vos experts les plus habiles pour Vous instruire Vous-même à fond et décider avec connaissance de cause. Vous aurez du plaisir à voir la Science, comme en lutte avec elle-même, faire jaillir cent traits de lumière sur un objet d’une si grande importance. Et si j’ai quelque intérêt à ce conseil, c’est celui de Vous prouver que, quoique je paraisse n’être pas du métier, je ne suis pas entré dans la lice sans posséder une masse de connaissance proportionnée au but.
Adieu, Être trop cher à mon cœur! Que Vous m’aimiez ou que Vous me haïssiez, soyez heureux!
Votre Parrot
Si Vous rejetez ma prière, instruisez m’en, afin que je ne me consume pas à attendre. Je devrais déjà être parti, si le conseil hydraulique ne m’avait pas demandé la solution de trois problèmes à laquelle je voue cette semaine, après quoi mon départ sera inévitable si Vous ne voulez pas me voir.
216. G. F. Parrot à Alexandre IER
[Saint-Pétersbourg], 15 février 1825
Sire!
Je viens d’apprendre la désolation de la Hollande et presque d’une grande partie du littoral méridional de la mer du Nord1, et je crains que cette nouvelle ne fasse sur Vous l’effet qu’elle a fait sur plusieurs personnes d’ici, d’affaiblir la confiance aux travaux projetés pour Pétersbourg. Permettez-moi, Sire, d’observer que le désastre de la Hollande est dû à ce que la mer a dépassé la hauteur des digues de terre, phénomène qui n’a pas eu lieu depuis l’époque terrible qui forme le Zuidersée. Les digues par contre ont contenu la mer pendant tant de siècles, tant qu’elle ne s’est pas élevée au-dessus d’elles, au quel cas rien ne pourrait empêcher son action destructive que des digues maçonnées en pierres de taille.
Pour protéger Pétersbourg il s’agit donc d’apprendre par les chroniques jusqu’à quelle hauteur l’eau s’est jamais élevée et déterminer par là celle des digues. Si elles sont construites dans les principes que j’ai indiqués dans mon mémoire, alors elles résisteront.
Mais cet événement terrible prouve, Sire, combien il est important que Vous Vous entouriez de toutes les connaissances possibles pour le choix que Vous ferez parmi les plans qui ont été présentés, et que par conséquent Vous en fassiez faire l’examen en Votre présence. Votre présence auguste épurera les cœurs des concurrents, fera taire les passions et disposera invinciblement à reconnaître ingénument ses propres fautes. Il n’est pas de moyen plus sûr d’apprendre la vérité. C’est peut-être le seul. Sentez Votre ascendant sur notre moral. L’honneur d’avoir été admis à cet examen sera la plus glorieuse récompense pour le zèle des concurrents et dont la publication prouvera combien Vous-même mettez de soin à la solution de cet important problème.
J’ai travaillé
Ne suis-je pas encore digne de deux lignes de Votre main chérie qui m’instruisent si Vous voulez me voir ou non? Mon départ ne dépend à présent que de ces lignes. Ne soyez pas cruel envers
Votre Parrot.
217. G. F. Parrot à Alexandre IER
[Saint-Pétersbourg], 22 février 1825
Sire!
Le sort est donc jeté. Je ne Vous verrai plus de ma vie. Je pars aujourd’hui.
Je ne Vous importunerai pas de mes regrets. Je dois croire que la Providence l’a voulu ainsi et me soumettre à ses décrets. Soyez donc heureux, plus heureux, s’il est possible, que si Vous m’aviez vu encore!
Mais en recevant ces adieux d’un homme qui Vous fut si fidèle, permettez-lui de Vous offrir encore un tribut de son attachement, que je désirais Vous offrir de vive voix, pour
Vous avez dans ce mémoire lu les noms du prince Golitzin et de Mr. Magnitzky. Depuis j’ai eu occasion de me persuader que le plus grand tort du premier a été de prêter trop l’oreille aux insinuations du second, qui à présent est devenu la terreur de l’instruction publique.
Je me suis demandé cent fois depuis, quel levier cet homme féroce fait agir pour obtenir une influence si pernicieuse afin de devenir ministre d’un département qu’il écrase, et j’ai dû me dire, fondé sur les faits, que c’est en entourant l’âme noble et chevaleresque de Votre Majesté, cette âme sans peur et sans reproche, d’un nuage de craintes et de soupçons, à travers lequel on la voit toujours luire, tantôt plus, tantôt moins obscurcie, et souvent déchirant ce nuage perfide pour briller dans toute sa clarté.
Vous sentez-Vous, Sire, heureux dans ce brouillard de défiance qui gêne à tout moment Vos mouvements naturels, qui Vous force de marcher à tâtons pour sonder à chaque pas le terrain, qui arme contre Vos sujets les plus fidèles cette main qui voudrait ne répandre que des bienfaits, qui Vous peint la jeunesse sous les traits les plus noirs, cette jeunesse que Vous aimez pourtant malgré l’aversion et la crainte qu’on veut Vous inspirer pour elle. – La crainte! Quoi? Alexandre Ier a pu donner des Ukases qui disent à la jeunesse des universités et des écoles qu’il la craint! – Sire! au nom de Dieu qui voit ce que je Vous écris, ne Vous offensez pas de ces expressions. Oui, le dernier Ukase qui dit qu’à l’occasion des excès politiques commis en Pologne il est défendu à cette jeunesse de sortir de la ville sans avoir, un à un, la permission du Recteur et cent d’autres entraves à ses mouvements les plus naturels, cet Ukase dit hautement que le Gouvernement craint la jeunesse1. Et Vous êtes à la veille de signer un nouvel Ustav pour toute l’instruction publique qui le dira encore plus fortement. Avez-Vous calculé, Sire, les effets de cette déclaration? Sentez, je Vous supplie, que c’est provoquer les excès politiques, les machinations, les petites révoltes. Mais c’est ce que l’on veut pour se rendre nécessaire. Il faut des épines toujours nouvelles à enfoncer dans Votre nom.
Mais l’étranger, dites-Vous, fourmille d’exemples de pareils excès. Soit, quoiqu’il y ait tant à retrancher de ce que les feuilles publiques, dirigées par les fauteurs du système, nous transmettent. Mais c’est le gouvernement prussien qui lui-même les a excités, en faisant retentir ses gazettes d’un excès d’écoliers et de la terrible peine qui l’a suivi, au lieu de se contenter de donner la verge à ces petits polissons et de se taire. Dès ce moment les écoliers de toute l’Allemagne se sont crus des personnages importants et ont voulu le faire voir2.
Jetez, Sire, un coup d’œil sur Votre Russie. On se plaint, il est vrai, à quelques égards; mais Vous êtes aimé, adoré. Endormez-Vous sur quelque route, dans quelque rue que Vous veuillez, les passants s’arrêteront et feront sentinelle auprès de Vous jusqu’à Votre réveil, non pour Vous couvrir contre une attaque, mais pour Vous préserver d’un accident. Il n’est qu’un moyen de Vous priver de cet amour universel – c’est de flétrir la jeunesse. Un homme pardonne une injustice, même une cruauté commise contre lui-même; mais un père ne pardonne jamais le mal fait à son fils. – Croyez en là-dessus à un vieux maître d’école qui observe la jeunesse et toutes ses relations depuis 40 ans.
Mais le vertige des constitutions, la haine contre la légitimité? – Je Vous nommerai encore les principes du protestantisme que l’on a accusés d’être contraires à la Royauté. Veuillez, Sire, traiter brièvement ces trois points avec moi.
Ce vertige des constitutions existe-t-il? L’insouciant Napolitain n’a ni su ni voulu se battre lorsqu’il s’agissait de sa constitution. Il n’eût été pas plus poltron qu’un autre, si la chose lui eût été chère. Et à présent il en a assez de cette première expérience. Le Français laisse détruire petit à petit la charte que Vous lui avez donnée, sans dire mot3. On discute dans les chambres et tout va, et l’ancien style des académies est de nouveau à l’ordre du jour. Le Français est fatigué de révolution. L’Espagne – ce serait Vous offenser que d’en parler. Vous sentez sûrement comme moi qu’elle serait pacifiée
La haine contre la légitimité ne s’est manifestée nulle part. Bonaparte n’a pas osé tenter de donner de nouvelles dynasties à la Prusse et à l’Autriche, et s’il l’a fait en Westphalie, à Naples et en Espagne, il en a été puni partout, par la nation, et les Espagnols dans leur dernière guerre n’ont pas eu l’idée de détrôner leur roi. Enfin ce qui a été fait en Suède s’est fait du consentement unanime, et ce que va se faire se fera de Votre consentement ou ne se fera pas5.
Enfin l’esprit du protestantisme est-il contraire à la Royauté? Je ne veux pas, Sire, Vous ennuyer d’un examen théorique de cette question qui exigerait une douzaine de pages, auquel au reste je m’offre volontiers, si Vous en avez le moindre désir. À présent c’est à l’histoire à parler. Que les faits décident. Lors de l’établissement du protestantisme aucune maison d’Allemagne n’a perdu sa souveraineté; on n’a pas même fait des constitutions politiques. Celles qui existent encore de nos jours, celles des villes libres qui ne sont plus, toutes datent des siècles catholiques. Les États généraux de la France, les Cortez de l’Espagne ne sont pas nés de nos jours. Nous les devons à l’antiquité la plus reculée du moyen âge où l’on était sûrement bien catholique. Et si dans ces temps de superstition et de chevalerie il y a en quelques révolutions, c’est aux Papes à qui on les a dues. De nos temps quels sont les pays où l’esprit de révolution s’est manifesté? En France, en Espagne, en Portugal, à Naples, tous pays bon catholiques; tandis que l’Allemagne protestante qui s’est vue inondée d’armées révolutionnaires, est restée tranquille. La France elle-même a soutenu l’étendard du Républicanisme des États-Unis d’Amérique, et si l’Angleterre reconnait aujourd’hui l’indépendance des nouveaux États de cette jeune partie du monde6, ce n’est sûrement pas pour y introduire les dogmes de Luther, mais ses marchandises.
Veuillez, Sire, Vous rendre à Vos propres idées claires et lumineuses qui Vous avaient conduit si sûrement jusqu’à l’époque des congrès. Éloignez, déchirez ces brouillards dont on cherche à Vous offusquer.
Les rois perdent-ils donc à ne pas froisser l’humanité et flétrir la jeunesse? Non sûrement; mais les ambitieux et les intrigants qui veulent régner sous leur nom qu’ils blasphèment. Soyez, ô mon héros Bien-Aimé! égal à Vous-même. Jetez loin de Vous ces soupçons, cette défiance qui font l’amertume de Votre vie. Ne croyez plus à cette perfide astuce qui noircit à Vos yeux l’humanité, la jeunesse même. Fiez-Vous à l’œil de Votre Parrot qui ne voit sans cesse que pour Vous, qui a plus vu et plus observé les hommes que l’Être vil qui a osé Vous approcher pour empoisonner Votre cœur. – Rendez-Vous à l’humanité prosternée à Vos pieds pour obtenir cette grâce.
Votre Parrot,
toujours Votre Parrot
P. S.
Au mois de Mai la Grèce sera déclarée libre et la Grande Bretagne sa protectrice. Le dernier discours de Canning au parlement le prouve. Si Vous voulez empêcher ce protectorat, il Vous en coûtera une guerre dix fois plus sanglante que le plan que je Vous avais proposé. Daignez Vous souvenir de ma lettre sur les Grecs7. Je sentais qu’il n’y avait pas de temps à perdre.
Quant aux travaux hydrauliques, veuillez Vous en tenir aux idées fondamentales que je Vous ai présentées, surtout à celles concernant la salubrité inviolable de l’eau, des ensablements et des glaces.
Le Duc de Würtemberg m’a dit que Vous voulez voir mon plan en original. Croyez que je sens le prix de cette faveur. Le mémoire a deux suppléments, le premier, je l’ai fourni de moi-même, et c’est par lui que je Vous prie de commencer la lecture, l’autre m’a été demandé pour le Duc8.
Annexe
Coup d’œil moral sur les principes actuels de l’instruction publique en Russie
Vingt ans se sont écoulés depuis l’époque où les universités et les écoles de l’Empire russe furent totalement régénérées, et l’on se demande avec étonnement quels progrès l’instruction publique a faits dans les provinces russes de l’Empire; car les universités et les écoles sont presque désertes. L’arrondissement de Casan surtout, cet arrondissement composé de 15 gouvernements, offre un aspect désolant. Six à huit professeurs et une cinquantaine d’étudiants (dont 30 sont entretenus par la Couronne) forment la population de cette université, qui devrait avoir près de trente professeurs et 500 à 600 étudiants. Le nombre des écoliers de gymnase et des écoles de cercle ne se monte dans cet arrondissement, d’après une déclaration du Curateur de ce district, qu’à 4476, nombre moindre que celui de l’arrondissement de Dorpat, dont l’étendue et la population ne sont pas comparables à celles de Casan. Les arrondissements de Moscou, de Charkow et de Pétersbourg offrent un aspect guère plus satisfaisant. Cet état de débilité dans les provinces de la Russie, où l’on devrait donner le plus de vigueur à l’instruction publique afin qu’elle devienne enfin vraiment nationale, a sa source dans deux causes. La première est le défaut d’avoir des corps de professeurs composés de Russes, d’Allemands, de Français, de Hongrois etc., assemblage qui n’a jamais eu et n’aura jamais la confiance de la nation russe. La seconde réside dans les principes qui ont présidé jusqu’à présent à l’administration des instituts d’instruction publique, principes qui empirent d’année en année.
Quant à la première de ces causes, l’auteur de ce coup d’œil ne peut que s’en tenir à ce qu’il a dit et prédit à ce sujet lors de la fondation des universités de Charkow et de Casan et la régénération de celle de Moscou1. Son but est en ce moment d’examiner la seconde de ces causes.
Mais où trouver ces principes actuels de l’instruction publique, surtout ceux des dernières années, vu la vacillation temporaire et locale qui y règne et tant d’opérations hors de tous principes qui ont eu lieu? Faudra-t-il s’en fier à des récits vagues ou à des conséquences incertaines tirées des événements? Non, il existe deux actes publics et publiés comme lois en janvier 1820, en vigueur depuis deux ans, et qu’on doit par conséquent considérer comme les principes actuels. Ces deux actes sont l’instruction pour le Recteur de l’Université de Casan concernant l’éducation des étudiants par l’enseignement, munie de la signature de l’Empereur, en date du 17 janvier 1820, et l’instruction pour le Directeur de l’Université de Casan, signée par le Ministre Prince Galizin2.
Cette instruction commence par un étalage diffus, aussi gauche qu’inutile de ce que doit être une université. Mais supposant qu’un Ukase puisse être obéré d’un pareil défaut, un Ukase ne doit sûrement pas promulguer le principe immoral qui se trouve vers la fin de se premier chapitre (art. 3, d) où il est dit: «que les professeurs doivent être persuadés que le but de leur vocation n’est pas de vendre leur savoir pour une certaine mesure de gain, mais que le Gouvernement désire qu’ils se regardent comme appelés à travailler à la gloire de Dieu, au salut des âmes qui leur ont confiées, à l’utilité de la Patrie, au lustre de leur état et à leur propre honneur». Tout cela est vrai; mais quel est le motif, le seul que le Gouvernement leur offre pour travailler dans ce sens? – «Les rangs distingués, si difficiles à acquérir dans les autres genres de service». Ainsi c’est pour ces distinctions mondaines qu’on doit servir Dieu, la Patrie, la jeunesse! L’âme de l’honnête homme se resserra à la lecture de ces lignes. La Religion, dont le Gouvernement se proclame le héraut dans chaque paragraphe de cette instruction, nous offre bien d’autres motifs, le sentiment du bien que l’on fait, le repos de la conscience, la vie à venir et la grâce de Dieu. (C’est dans ce sens que parle l’Ustav du 4 juin 1820 pour les écoles de l’arrondissement de Dorpat, au § 212.) Malheur à l’État où le bien ne se fait que par l’appas des rangs! Et si l’administration ne peut se passer de ce levier pour agir, au moins ne doit-elle pas l’afficher exclusivement, mais au contraire ne s’en servir qu’avec une certaine pudeur.
Le second chapitre commence par une définition de mot apprendre. Chacun sait qu’apprendre c’est tâcher de s’acquérir des connaissances ou une certaine aptitude. L’auteur de cette instruction prétend que le Gouvernement russe a une définition à part pour ce mot. «Apprendre, dit-il, c’est, dans le sens du Gouvernement, s’acquérir les connaissances nécessaires pour vivre dans la société». Cette définition a le défaut d’être insuffisante et surtout celui de dire à celui qui apprend, que lui-même, sa personne, est le seul but de son application, et de planter par là l’égoïsme dans l’âme de l’étudiant, qui, d’après cette définition, n’apprendra que dans le dessein d’avoir de quoi vivre, tandis qu’on devrait lui rappeler, lui faire sentir intimement, qu’il doit étudier pour être utile à l’État et en général à ses semblables et que c’est par là qu’il ennoblit ses études. Plus on est obligé d’avouer que cet égoïsme anime le Russe dans ses études (objection qu’on ne manquerait pas de faire), plus le Gouvernement doit travailler à l’étouffer.
«C’est pourquoi, continue l’auteur, l’esprit du St.Evangile doit régner dans l’instruction de chaque science». Cette conclusion, cette liaison d’idées qui n’ont rien de commun, est incompréhensible. Il semble qu’on s’est plu à prêcher l’égoïsme pour mettre la Religion aux prises avec lui.
La fin de ce chapitre décide en deux mots une affaire de très grande importance. Il est dit à l’article 4 «que le Recteur doit veiller à ce que chaque professeur s’abstienne de parler dans ses leçons dans le sens des esprits-forts, et que son devoir, en cas de désobéissance à ses remontrances, de faire un rapport pour l’éloigner de sa place, à quoi le Recteur ajoutera les preuves du délit». – Une ordonnance pareille est destructive de la sûreté personnelle des professeurs et contraire aux Ustavs de toutes les universités russes. Car chaque professeur voit par là son sort dans les mains du Recteur et non dans celles du Conseil de l’Université qui seul a le droit de juger les professeurs, droit que l’Empereur a reconnu nouvellement très expressément en refusant de juger les quatre professeurs de jurisprudence de Dorpat dont les délits avaient été constatés par l’Université et en renvoyant ce jugement au Conseil de l’Université.
L’article des sciences philosophiques commence par deux définitions de la logique, qui toutes deux ne sont pas justes. Car si l’on peut dire de la logique (comme l’auteur le fait) qu’elle développe le jugement ou qu’elle est la sage-femme de l’esprit, cela est vrai de toute autre science en tant qu’elle exerce l’entendement humain. Cet exercice n’est nullement un caractère particulier de la logique. À quoi bon en général toutes ces définitions, qui ne peuvent que prêter à la critique et même à la satyre et diminuer par là le respect qu’on doit aux Ukase et au Souverain dont ils sont censés émanés?
Le § 2 prescrit de présenter à la jeunesse les systèmes des plus célèbres philosophes et le § 3 de l’instruire des vérités philosophiques qui, «avant l’arrivée du Sauveur au monde pouvaient tenir lieu du Christianisme»; et plus haut (au second article, § 2) «ces mêmes vérités, en tant qu’elles ne sont pas fondées sur le Christianisme, ces vertus que la seule raison enseigne, sont de l’égoïsme et de l’orgueil clandestin». Si cela est, si toute la morale qui a existé avant J. C. n’est que vice, pourquoi en instruire la jeunesse? Et s’il faut en instruire la jeunesse (même dans des leçons particulières), pourquoi leur donner le titre de vices?
À la fin du § 5 il est dit «que tout ce qui n’est pas conforme à la Sainte Écriture est erreur et mensonge». Ainsi il faudrait abolir l’astronomie, parce que Gidéon a dit: Soleil, arrête-toi3. Aussi a-t-il été question de proscrire la géologie, parce que la physique ne s’accorde pas avec l’histoire mosaïque de la création, comme si la Bible nous eût été donnée pour apprendre la physique. Elle nous est donnée, d’après l’Apôtre St.Paul (2 Timothée III, 16 et 17) pour enseigner, pour convaincre, pour corriger, pour instruire dans la justice. Le but de Moïse dans son tableau de la création était de donner à son peuple une haute idée de la Divinité et il y a réussi d’une manière sublime dans sa description poétique, qui de nos jours encore est un chef d’œuvre inimitable. Mais s’il y eût parlé de gas hydrogène, oxygène, azote, de silice, de basalt etc., s’il se fût servi de tous ces noms que la science a dû inventer pour pouvoir s’exprimer, eût-il été compris par ce peuple idiot, à qui il a eu tant de peine d’inculquer l’idée d’un seul Dieu?
L’article IV, qui traite des sciences politiques, statue au § 1 «que le professeur de jurisprudence (car le § 2 porte que les trois chaires précédentes de droit doivent être fondues en une seule) ne doit pas avoir pour but de former des jurisconsultes parfaits (quoiqu’il soit au reste tenu de les former de sujets choisis, doués de talents particuliers), mais d’enseigner toutes les connaissances que tout homme bien élevé doit avoir comme membre de l’État, pour défendre sa fortune et son honneur et ne pas enfreindre les lois par ignorance». Bien que ce passage n’ait que l’air d’une satyre ou au moins d’une plaisanterie contre les jurisconsultes, il mérite un examen sérieux. Il est inconcevable que l’on veuille en effet réunir toutes les leçons de jurisprudence dans une seule chaire. Toutes les autres universités de l’Europe ont au moins 4 chaires de droit. En Russie il n’y en doit avoir qu’une. Ainsi il faut que le professeur russe ait non seulement 4 fois plus de talent qu’un professeur allemand, français, italien etc., mais aussi 4 fois plus de temps; ce qui sera d’autant plus difficile à trouver que les professeurs étrangers, de même que ceux de Dorpat, donnent au moins 10 à 12 leçons par semaine, tandis que les Ustavs russes n’en exigent de règle que 4. Et ce seul professeur, dont le vrai but est de donner des leçons générales pour tout membre de l’État et qui par là aurait déjà trop à faire, doit encore, comme en passant, former des jurisconsultes parfaits. Comment, avec de pareilles idées sur les sciences, peut-on vouloir donner des leçons aux savants sur ce qu’ils doivent enseigner? Pour bien sentir tout ce que cet article contient d’absurde il suffit de lire ce que l’Ukase concernant les examens pour le rang exige de connaissances en jurisprudence.
Le même article porte que dans les leçons de droit public on doit prouver que le gouvernement monarchique est le plus ancien et institué par Dieu. Mais comment prouver ce qui est évidemment faux, ce que la Bible elle-même contredit de fait? Le peuple juif, dès qu’il a formé un peuple à part, a été gouverné par Moïse qui n’était pas roi, puis par des juges qui n’étaient que des chefs militaires élus dans des moments de détresse, puis par des grands sacrificateurs et quelques prophètes. Et ce n’est que 500 ans après la sortie d’Égypte que Dieu lui donna des rois qui régnèrent environ 480 ans. Et toutes ces formes de gouvernement ont été instituées par Dieu. Pourquoi vouloir prouver plus qu’il ne faut? La saine raison, l’histoire et expérience de nos jours se réunissent pour convaincre tout homme sensé que le gouvernement monarchique est celui qui s’adapte le mieux à la nature humaine et aux besoins des grands peuples. Cela est aisé à prouver et tout aussi aisé à faire comprendre à la jeunesse, qui se rend toujours aux raisons, jamais à une autorité mensongère, qui pour surcroît d’inconséquence met la Bible et le gouvernement en opposition l’un contre l’autre.
Le 5e article fait au professeur de physique un devoir de «rappeler la sagesse infinie de Dieu et la faiblesse de nos sens et de nos organes (l’auteur voulait dire de notre entendement; ce qui eût été vrai) quant à la connaissance des merveilles qui nous entourent et cela pendant toute la durée du cours de physique». Rien de plus contraire à ce but que ces éternelles répétitions et exclamations qu’on recommande ici. C’est le plus sûr moyen de dégoûter la jeunesse et de la porter à plaisanter le professeur et les choses sacrées. Si le professeur est vraiment pénétré d’admiration pour le Créateur, ce sentiment se fera jour de soi-même, dans les occasions favorables et enflammera les auditeurs. Mais si par la fréquence de la répétition ce sentiment devient en quelque sorte une formule, alors l’effet est totalement manqué. L’auteur de ce coup d’œil ne craint pas le reproche d’incrédulité et croit oser renvoyer pour cet objet à sa vie publique et privée et à son ouvrage intitulé: Entretiens sur la Physique, où l’adoration de l’Être suprême y est prêchée avec enthousiasme, il est vrai, mais à temps4.
L’histoire naturelle et l’astronomie ont leur part à ces devoirs de la physique, mais la chimie pas, la chimie qui nous décèle les plus hautes merveilles de la Création lorsqu’on sait la traiter en grand. Cette science est ici passée sous silence comme si elle n’existait pas.
La patience s’épuise à citer et examiner tous ces non-sens, qui se trouvent répétés dans les articles de la médecine, de la littérature, des langues anciennes et des langues orientales. Mais il faut s’arrêter à l’article de l’histoire si ridiculement placée dans la classe des beaux-arts, où l’auteur de cette instruction répète que tout ce que l’on nomme vertu et grandeur dans l’histoire profane n’est que le plus haut degré d’orgueil, et à l’article particulier de l’histoire russe «où l’on fait un devoir au professeur de démontrer combien le règne actuel a surpassé en gloire militaire et en sagesse législative tous les règnes précédents et les a même obscurcis». – Et l’on veut faire croire à la Russie, à l’Europe, que l’Empereur Alexandre a lu et signé ce passage si diamétralement opposé à l’extrême modestie qui le caractérise! L’auteur a-t-il songé que sous le règne suivant le Recteur de Casan lui demandera si le professeur d’histoire russe doit encore faire la même démonstration et l’appliquer au nouveaux règne
Si l’on considère cette Instruction pour le Recteur de l’Université de Casan sous le point de vue d’un travail littéraire, on est forcé de juger que ce n’est qu’une phraséologie continuelle, où l’ignorance veut faire parade de connaissances et d’érudition. Si on la considère quant au but qu’elle affiche, de favoriser la Religion et de porter à la piété, l’on est forcé de juger qu’elle ne peut que produire le contraire. Car une jeunesse, à qui l’on ne parle dans chaque leçon d’histoire, de philosophie, de physique, de médecine, de langues anciennes etc. que de Religion et toujours de Religion, doit enfin se dégoûter de la Religion et regarder la piété comme un exercice fatiguant et ridicule. Et les professeurs, que le Recteur espionne pour s’assurer de leur portion de Christianisme et les faire chasser si cette portion ne lui paraît pas suffisante, avec quel sentiment exerceront-ils et enseigneront-ils la Religion de Jésus, cette Religion débonnaire qui rejette la violence et l’hypocrisie et ne veut régner que par l’amour et la vérité?
Le Directeur dirige l’Université pour ce qui regarde l’économie, la police et les mœurs.
On pourrait passer sous silence la partie économique, un règlement ne pouvant fournir que les formes et non l’honnêteté qui doit y présider. Mais les § 3 et 6 portent que «tout ce que l’Université possède, meubles et immeubles, est de ce ressort et que le Directeur est chargé de réduire toutes les dépenses superflues, dans quelque partie que ce soit». D’après ces § le Directeur a le droit de se mêler de la gestion des cabinets et collections scientifiques puisque c’est une partie principale, la partie la plus importante de la propriété de l’Université, et s’il juge que telle chose est superflue ou que telle collection à trop de fonds, il pourra faire des réductions. Comme à cet égard il n’est nullement question du professeur de la partie, ces collections et leurs fonds, si précieux aux Sciences, se trouvent dans les mains d’un barbare, qui n’étant lui-même pas professeur, n’a d’autre intérêt que celui de se faire valoir par des épargnes funestes aux progrès des lumières.
Sous le nom de Police l’on comprend ici non seulement les mesures de sûreté pour les bâtiments et les personnes, mais aussi l’inspection des étudiants. Passons sur la première partie pour nous attacher à la seconde, affectée d’un défaut capital. Le § 4 porte que, conformément à l’ordonnance du conseiller d’État Magnitzky (l’auteur ne se cite-t-il pas ici lui-même?) «il doit exister une inspection intérieure qui entoure continuellement l’étudiant dès son entrée à l’université». – Jusqu’à quel temps? – Jusqu’à sa sortie. – Et après sa sortie? – L’enfant qu’on a toujours surveillé de près, qu’on a tenu emmailloté jusques-là, entre dans le monde, et au service de l’État comme juge, prêtre, médecin, administrateur sans que son esprit ait mûri, sans que son caractère se soit formé par l’expérience, sans qu’il ait acquis la moindre connaissance des hommes. Et l’on croit avoir ainsi livré à l’État et au public un homme fait? La vraie éducation, la seule vraiment favorable au bien public, la seule qui fournit des hommes et non des automats de boue, c’est celle qui exerce la volonté et les forces morales du jeune homme en degrés proportionnés à son âge et à sa maturité avant de le jeter dans la vie civile. Tel est le but de ce qu’on nomme la vie académique, où l’étudiant, jouissant de sa liberté sous une inspection juste, qui ne le limite pas trop et surtout ne l’avilit pas, peut abuser quelquefois de cette liberté, faire des étourderies, et même commettre des excès, pour lesquels la loi le punit sur le champ et produit en lui l’intime persuasion, s’il ne l’a pas déjà, que la peine suit toujours la faute. Cette éducation a le grand avantage de donner au jeune homme une expérience précoce qu’il n’achète ni à ses frais ni au détriment de la société. Cette lisière d’enfant à laquelle on veut attacher la jeunesse de 18 à 25 ans est précisément ce qui excite à regimber contre la loi, ce qui produit les fourbes, les hypocrites, les flatteurs, ces hommes vils qui cachent leurs vrais sentiments sous les dehors de l’obéissance, se dédommagent de cette servitude sur le bien public et haïssent souverainement l’autorité qui les flétrit. Croit-on sérieusement former ainsi des sujets fidèles, des serviteurs zélés pour le service de l’État, des hommes dévoués à la personne du Monarque? – Un Empereur ne peut pas voir cela. Il faut qu’on le Lui dise. Puisse-t-il en croire à un homme qu’il connait depuis 20 ans, qui depuis 20 ans a observé, étudié, épié la jeunesse des universités, à un père de deux fils dont l’éducation morale prouve la vérité de ses principes! Le résultat terrible de ses observations est que l’Étudiant, qui n’aime pas son Université, n’aime ni son Prince ni sa Patrie. – En voilà assez; il serait trop douloureux d’entrer dans plus de détails.
La troisième partie de cette instruction, celle qui regarde l’éducation morale, navre la cœur et ne peut inspirer que de la pitié pour la jeunesse élevée dans ces principes.
Le § 2 proclame la soumission «comme l’âme de l’éducation et la première vertu du citoyen, l’obéissance comme la plus importante vertu de la jeunesse; parce que la soumission et l’obéissance donnent à la volonté cette souplesse, cette mollesse si indispensables au bien public». – Aimer Dieu par-dessus toutes choses et le prochain comme soi-même: voilà le précepte souverain de Jésus-Christ, la loi de l’Évangile, la première vertu du Chrétien de tout âge, de tout sexe, de toute condition. Vouloir subordonner cette loi sublime à la soumission, honorer la souplesse et la mollesse du titre de vertus, c’est un crime de lèse-jeunesse, de lèse-humanité, de lèse-majesté divine et humaine. Que fera l’État de citoyens, le Prince de sujets, qui n’ont point de volonté à eux, qui ne savent qu’obéir servilement, qui verront les déprédations, les concussions, les falsifications, et n’auront que la vertu de se taire?
Immédiatement après on recommande les préceptes de la Religion concernant l’amour et la soumission (dans l’instruction pour le Recteur (art.IV, § 2) on nomme la soumission aux Princes la Religion de la seconde Majesté. Peut-on réunir plus d’absurdité et de profanation dans trois mots?) et, tout de la même haleine, la vénération pour les rangs. Grand Dieu! Notre vénération pour toi, notre amour, notre charité envers nos semblables sont ici mis sur la même ligne que le respect pour les rangs dont le plus léger mépris est affecté de peines sévères.
Le § 3 ordonne au Directeur «sous peine de la plus grande responsabilité personnelle d’avoir soin que le respect et l’amour pour l’Évangile soient inspirés aux élèves de l’université». Peut-on donc atteindre ce but par des menaces? Si le Directeur est un homme intègre et pieux, il n’a pas besoin de comminations pour remplir ce devoir sacré. S’il est un hypocrite il saura donner à son administration les dehors de ce qu’elle devrait être, tandis que l’intérieur ne sera qu’un cloaque d’immoralité pendant nombre d’années avant que l’œil du supérieur s’en aperçoive. Choisir les hommes et parler à la conscience: voilà ce qui mène au but.
Ce même § fait un devoir au Directeur de surveiller les professeurs dans leurs leçons et dans leur vie privée, d’avoir l’œil à ce qu’ils aillent à l’église et prennent les sacrements. Ainsi c’est par la violence qu’on veut faire naître et fleurir la piété. Croit-on qu’un homme, que son propre sentiment ne conduit pas au Temple et à la Table du Seigneur, y paraîtra dignement, avec conviction et recueillement, avec cette adoration intérieure qui seule est le vrai culte de la Divinité, lorsqu’il y est en quelque sorte chassé par la crainte du Directeur? – Non, l’Empereur Alexandre n’a jamais conçu ces horreurs qu’on publie en son nom. Non, jamais un professeur, qui a les connaissances et les vertus de sa place, ne se soumettra à de pareilles lois et au double espionnage du Directeur et du Recteur. On peut juger par là du mérite des professeurs que l’on a laissés à Casan et de ceux qui se laissent engager à cette université.
Le § 3 porte encore «qu’on favorisera et protégera de toute manière les étudiants qui se distingueront par leur piété, préférablement aux autres, et que ceux dont le Directeur n’attestera pas la bonne conduite, ne doivent pas obtenir les prix destinés aux progrès dans les sciences, quelque bien qu’ils les aient mérités d’ailleurs». Peut-on prêcher à la jeunesse l’hypocrisie et la souplesse en termes moins équivoques? Dans un institut où tout est guidé par la crainte et par l’appas, la jeunesse saura dès les premiers jours que l’extérieur fait tout et qu’il ne faut que plaire au Directeur.
Le § 8 fait «au Directeur et aux inspecteurs et professeurs la loi de veiller à ce que les étudiants aient de la décence, de la modestie et de la politesse dans leur commerce et que leur extérieur, de même que leur manière de s’exprimer, soient agréables». – Fort bien; mais lorsqu’on ajoute que «cette partie de l’éducation est une des principales et toujours le fruit d’un bon caractère», c’est à la fois mettre l’essence de l’éducation dans les formes extérieures, faire du caractère un vernis et dire une sottise; car tout le monde sait que ces caractères qui portent l’empreinte de la politesse, de l’élégance, d’un extérieur si obligeant, sont de règle moins sûrs que les caractères sérieux et un peu âpres, qui heurtent quelquefois les convenances parce qu’elles ressemblent souvent à l’hypocrisie. Mais il y a quelque conséquence dans cette manière de voir; car tout cela se rapporte à la première vertu du Chrétien et du Citoyen – la soumission et la souplesse.
Que dire au général de cette instruction? Rien. Car si ces faits ne parlent pas, tout le reste est inutile. Par contre c’est ici le moment d’examiner de près la nature de ces Directeurs qu’on donne aux universités.
Le Directeur n’est ni subordonné ni préposé au Recteur. L’université a donc deux chefs; c’est le serpent à deux têtes de la fable qui ne passera pas la haie qui sépare la littérature russe de celle du reste de l’Europe. Il n’est dit nulle part qu’il doive être un savant; mais il est clair que ce doit être un homme pieux. Or le Curateur ou le Ministre qui le choisit est-il infaillible? Et s’il choisit un hypocrite (ce qui se passe sous nos yeux prouve assez combien cette erreur est commune) quel mal cet homme ne pourra-t-il pas faire, revêtu de tant d’autorité, tenant dans sa main la direction de l’économie, de la discipline, des mœurs et même le sort des professeurs! Trop petit pour faire du bien, assez grand pour faire tout le mal qu’il voudra, il ruinera le vrai esprit des lettres, le zèle pour les devoirs et même la piété. Étranger à l’université, parce qu’il n’est pas homme de lettres et ne peut l’être s’il veut faire son métier et parce qu’il ne dépend pas de l’université mais uniquement des supérieurs, il ignorera ou voudra ignorer et les ménagements que les sciences exigent et les égards dus au savant. Enclin à faire sentir son autorité, désirant se faire valoir auprès des supérieurs, n’ayant d’autre but que de faire aller les affaires pour l’extérieur et fournir au Ministre annuellement des milliers de numéros de chancellerie pour prouver son zèle et ses soins, il opprimera les professeurs, vexera le Recteur et pourra aller, en vertu des formes, jusqu’à lier les mains au Curateur, et à coup sûr il sèmera la défiance entre ce vrai protecteur de l’université et ses membres pour se faire valoir. Le Curateur, s’il a le vrai esprit de sa place (voyez celui de Dorpat!), est aimé et respecté. Mais le Directeur, placé comme un mauvais esprit entre le Curateur et l’université, réunira sur sa personne ce que l’on ne voit que rarement réunis, le mépris et la haine. C’est en vain qu’on a voulu persuader l’Empereur qu’on trouvera pour chaque université un phénix qui résistera aux séductions de sa place; ne pouvant faire que du mal, il fera ce qu’il pourra. L’expérience a déjà prononcé là-dessus à Casan et à Pétersbourg6. Le bien qui peut se faire se fait par le Curateur. O! Si cet Empereur magnanime daignait revoir encore une fois son Université de Dorpat, l’aspect de cet institut, le sentiment agréable qu’Il éprouverait involontairement au milieu des trésors de la science que Sa libéralité y a accumulés, entouré de la reconnaissance des professeurs qui voient en Lui leur père et leur appui, son cœur seul Lui dirait comment les universités doivent être dirigés.
Il a été souvent question de la Religion dans ce coup d’œil, de ce sentiment sacré qui doit pénétrer l’homme dans toutes les situations de la vie et surtout échauffer l’âme de celui qui ose entreprendre de former des hommes. Mais dans quel état se trouve aujourd’hui cette fille du Ciel dans l’Empire russe? – Ce n’est ni un Protestant, ni un Catholique, qui parle ici; c’est un Chrétien qui gémit de voir le Christianisme devenu une Religion de cour.
L’Empereur Alexandre a toujours eu des sentiments religieux, au milieu d’une cour en même temps superstitieuse et athée. Dans les premières années de Son règne Il a pressé sur Son cœur ému un homme de lettres qui lui dit avec vérité: Je crois en Dieu et à Jésus-Christ. La victoire de Leipzig enflamme Son âme pure7. Sentant intérieurement le secours de la Divinité et fort de ce sentiment sublime, Il proclama avec enthousiasme le Dieu sauveur de l’Europe sur le champ de bataille, fit le vœu de relever la Religion encore plus écrasée que l’Europe et fonda la Sainte Alliance espérant (mais vainement) trouver dans les autres têtes couronnées un sentiment analogue au sien. Dès lors on vit la cour et l’administration devenir dévotes; et pour couvrir la honte de la vie passée on décréta que, plus on avait péché plus on devait être réputé pieux, parce que la Grâce s’attache de préférence aux grands pécheurs. Dès lors on vit des hommes, jusqu’alors méprisés généralement par leurs vices, s’ériger en Saints et préférés aux hommes intègres et vraiment religieux qui ont pour eux une vie entière morale et chrétienne sans affectation ni hypocrisie. Pour comble de mal, le seul homme de la cour vraiment pieux (le comte Charles de Liewen), qui pût s’opposer à ce torrent d’irréligion et de bassesse, commit la faute d’être trop orthodoxe, de s’isoler en combattant le clergé protestant et de précipiter par là son éloignement des affaires religieuses qu’on lui préparait depuis longtemps pour se défaire de son incommode vertu. On fit plus: on amalgame la Politique à la Religion et fit de celle-ci le valet de celle-là en lui faisant prêcher, le fouet à la main, la soumission comme la première vertu chrétienne: ruse de vieille date et très connue, mais toujours puissante. L’Empereur Alexandre avait délivré l’Europe de la tyrannie d’un seul et donné à la Pologne une constitution; mais en Russie la Religion fut chargée de rendre esclaves les âmes des Russes, esclaves sous un Prince qui veut régner sur des hommes et non sur des machines, qui dit un jour à l’auteur de ce coup d’œil: Je ne veux pas que l’instruction publique énerve le caractère de la jeunesse, ni avoir les lâches au service de l’État. Il n’est pas de perversité si terrible, si destructive de tous les principes de monde profane et chrétienne, que celle qui provient de l’abus de la Religion. La cour de Rome, qui a fomenté tous les vices et tous les crimes, n’a pu parvenir à donner ce caractère de perversité à la Chrétienté du moyen âge qu’en prêchant cette soumission absolue qu’on prêche dans les deux instructions citées du Recteur et du Directeur; c’est la même qui dans la main des Jésuites a formé les Ravaillacs et les Damiens et a coûté la vie à Joseph II et à Ganganelli8. Le plus beau triomphe des Jésuites d’aujourd’hui est d’avoir dupé leur ennemi personnel, le Prince Galizin, de l’avoir amené à prêcher leurs principes dans tous les instituts de l’instruction publique et à préparer sans le savoir leur retour en Russie9; ils culbuteront ce Ministre et mettront à sa place Mr. de Magnitzky, l’auteur des deux instructions et du projet affreux de changer en pensions tous les gymnases et toutes les écoles de cercle, projet dont l’auteur de ce coup d’œil a déjà dévoilé le danger à l’Empereur avant qu’on ait essayé de le Lui présenter. – Non, la Religion de Jésus-Christ, cette Religion débonnaire, qui, pour parler avec l’Écriture, a l’affranchi les âmes du joug de la Loi, cette Religion sainte, cette Religion de charité et d’amour, cette Religion qui prêche si hautement le respect pour l’enfance, elle n’a besoin ni d’artifices ni de despotisme pour régner sur les cœurs; elle les pénètre sans art; elle les échauffe sans les brûler; elle les conduit au salut sans violence; elle leur inspire l’humilité sans bassesse; elle leur prêche la fidélité aux rois sans esclavage. Ses vrais moyens sont les seuls qui mènent au but; tous les autres, que les passions humaines veulent mettre à leur place, ne sont point dans son esprit et ne peuvent que la bannir des cœurs en même temps qu’ils paraissent lui élever au trône.
Mais quittons ces grandes idées pour rentrer dans les détails de l’administration de l’instruction publique. En Russie l’on renverse les professeurs en masse et sans forme, comme si la Russie avait un grand superflu d’hommes de lettres et comme s’il n’existait pas de lois pour la sûreté personnelle des professeurs. Sous le Comte Sawadofsky quatre furent chassés de Casan pour n’avoir pas voulu signer les comptes frauduleux et vils du Directeur qu’il se trompait. Quelques années plus tard trois professeurs de Charkow furent arrêtés par le Gouverneur de la province sur une accusation, reconnue ensuite frivole d’un mauvais sujet, et l’un d’eux mourut en prison10. Sous le Ministère actuel Mr. de Magnitzky a fait chasser 9 professeurs de Casan comme des hommes dangereux, dont l’un a été bientôt après placé à l’institut de Sarskoe Selo sous les yeux mêmes de l’Empereur. Depuis 4 professeurs de Pétersbourg ont eu le sort des neuf de Casan, également pour cause d’hérésie politique et religieuse11. Ces actes de terreur, contraires aux Ustavs des universités russes qui ordonnent que chaque professeur soit jugé au conseil de son université (loi que l’Empereur Alexandre a confirmée depuis peu lors du jugement des quatre jurisconsultes de Dorpat12), détruisent la sûreté personnelle, avilissent l’état d’homme de lettres chez une nation, aux yeux de laquelle on devrait l’élever pour engager la noblesse à s’y vouer, et font au Gouvernement russe une si mauvaise réputation à l’étranger, que Dorpat même ne peut pas compléter le nombre de ses professeurs, quoique l’on y distingue d’ailleurs fort bien cette université des autres universités russes.
Mais il est encore un ver intestin qui ruine sourdement la prospérité des universités et absorbe leurs plus nobles forces; c’est le pédantisme des formes, qui multiplie à infini et sans but les affaires, les papiers et les agents, qui métamorphose insensiblement les universités en chancelleries. Une université bien organisée, telle par exemple que celle de Dorpat, est un grand institut qui a, quoique en petit, presque toutes les branches d’administration à gérer, la juridiction civile sur ses membres, la police sur les étudiants, la gestion de ses finances, la partie scientifique, l’administration intérieure, les relations avec d’autres corps, la censure des livres et enfin la direction des écoles, direction qui comprend à elle seule presque toutes ces branches d’administration sur une étendue de plusieurs gouvernements. Enfin le premier devoir des professeurs est de lire leurs collèges, de s’y préparer, d’étudier les progrès de la littérature, chacun au moins dans sa partie, en outre illustrer, s’il le peut, l’université et étendre le domaine de la science par ses ouvrages.
Dans tout autre département chacun de ces objets d’administration a pour chaque province son collège à part qui s’occupe exclusivement de cet objet. Les professeurs par contre doivent donner leurs soins à toutes ces affaires et être en même temps hommes de lettres; et l’on exige aujourd’hui qu’ils remplissent toutes ces différentes tâches avec la même prolixité, avec le même pédantisme des formes, avec la même profusion de papiers, avec laquelle chaque autre collège qui n’en remplit qu’une seule. Pendant les 12 premières années de l’existence de l’Université de Dorpat le Gouvernement n’a pas songé à cette prétention, et à juste titre; car si le même esprit de minuties eût présidé alors, l’organisation de l’Université et des écoles de l’arrondissement de Dorpat ne serait peut-être pas encore achevée, et l’on se demande avec étonnement pourquoi la simple direction de ces instituts exige trois fois plus de travaux, d’employés et papier que leur création?
Mais ce n’est pas tout: la perte du temps voué à tous ces riens est encore le moindre mal. L’université voit constamment le glaive de la responsabilité suspendu sur sa tête pour peu qu’elle s’écarte de ces stériles formes. L’effet qui en résulte nécessairement est de faire de la crainte le mobile de toutes les actions, c.à.d. de paralyser le caractère et d’ôter la satisfaction de travailler par amour du bien.
Mais on objecte que tout le travail, partagé entre 25 ou 30 professeurs, sera moins onéreux. Mais pour faire cette objection il faut ne connaître ni les hommes ni les universités. Car tout professeur ne peut pas être homme d’affaires et rarement on voit réunis les talents pour les sciences et les talents pour l’administration. Ainsi les travaux administratifs retombent sur un petit nombre de professeurs, qui en est écrasé. Et outre ceux-là il est encore 16 professeurs, ceux qui ont chacun un institut scientifique à gérer, tel que les trois instituts cliniques, les cabinets de physique, de chimie, de minéralogie, le jardin botanique, l’observatoire etc., qui se trouvent gênés, tourmentés par la minutie des formes jusques dans le sanctuaire de leur science, où cette gêne outrée flétrit tout. L’auteur de ce coup d’œil croit avoir quelque droit de toucher cette corde, n’ayant pas témoigné moins de zèle pour les affaires que pour sa science et avouant que, sous les circonstances présentes, il est impossible de servir ces deux maîtres. Il est au reste bien éloigné de vouloir bannir toutes les formes. Prescrites avec modération et sagesse, elles sont nécessaires à toute administration; mais il faut qu’elles aient un but, autre que celui de leur propre existence. Elles doivent être calculées sur les besoins et la nature de l’institut et non l’engloutir. L’eau est salutaire, nécessaire à l’homme; mais une inondation noye des villages et les villes et dévaste les provinces. En multipliant les formes presque à l’infini l’on oublie qu’elles ne sont qu’un moyen et que tout moyen doit être subordonné au but.
Mais quelle est l’origine de ces formes superflues, accumulées de jour en jour? C’est la défiance. Le Gouvernement, trompé souvent par ses agents, se défie de tous et croit ou espère empêcher les prévarications en entassant les formes comme autant de barrières contre la mauvaise foi et la mauvaise volonté. Cinq grands inconvénients ont été les fruits de cette maxime. Le premier est l’augmentation du nombre des employés qui aujourd’hui font une armée, que l’État doit payer, qu’il paie mal et qui deviennent par là de nouvelles sangsues pour la nation comme pour trésor public. Le second est que chaque nouvelle forme est un nouveau rempart pour le fripon en même temps que c’est une nouvelle gêne, une nouvelle cruauté pour l’homme probe. Car l’on ne doit pas s’imaginer que ni le Souverain, ni ceux qui inventent ces formes et minutent les Ukases soient, eux seuls, plus habiles que les milliers de coquins qui ne rêvent jour et nuit qu’à les rendre illusoires; c’est une guerre sourde où le grand nombre voit toujours la victoire suivre les étendards de la corruption. Le troisième inconvénient est que le chef d’un département se trouve à la fin offusqué de tant de formes, aveuglé par les immenses détails qu’elles occasionnent et (comme le dit le proverbe allemand) à force d’arbres il ne voit plus la forêt. Le quatrième inconvénient est que quelquefois ces formes sont contradictoires et souvent impossibles à exécuter. Mais d’un côté on n’ose proposer de les abolir pour ne pas se rendre suspect et, de l’autre, la machine doit aller. Que faire? Il faut éluder et s’accoutumer à ne pas respecter la loi; d’où naît la théorie des expédients. Le cinquième inconvénient est la démoralisation des agents de l’État par le sentiment avilissant de la défiance à laquelle ils sont assujettis. Il faut réellement une vertu mâle pour conserver sa probité à côté de l’idée que l’État suppose une fourberie générale; et tel qui peut-être ferait son devoir si on lui témoignait moins de défiance, devient fripon parce que le Gouvernement le suppose tel; on veut mériter le traitement qu’on essuie. La confiance ennoblit l’homme et raffermit sa vertu; la défiance rétrécit son cœur, paralyse son âme entière; et la sainte Écriture dit: la forme tue, mais l’esprit vivifie. C’est ainsi que, le Gouvernement ne comptant plus sur la responsabilité morale, la responsabilité civile est devenue terrible à l’homme de bien qui voit sa fortune légitime, son honneur même dépendre d’agents qui le surveillent et qui veulent vivre de cette surveillance, illusoire pour le méchant qui a acquis dans sa place les moyens pécuniaires de prouver son innocence. La simplicité des formes et la confiance n’excluent pas une surveillance honnête; au contraire ce n’est que par elles qu’elle est possible.
Enfin l’on se demande: Quel est le but de ce tas de formes, d’employés et de papiers, pour les universités surtout, dont les supérieurs eux-mêmes sont écrasés? Ce but est double, d’abord la certitude que les professeurs font leur devoir et puis la gestion des finances. Mais les devoirs des professeurs sont de la nature ceux que le zèle seul sait remplir solidement et dignement. On peut même poser en thèse que tel professeur peut faire sa tâche avec indifférence et sans fruit, sans que la vigilance du Recteur, du Curateur et du Ministre, et moins encore celle d’un Directeur, puisse le lui prouver, ou même le soupçonner. On sait cela quand on a vécu 20 ans dans une université. Tout ce que le Gouvernement peut faire à cet égard, c’est d’établir aux universités un noble esprit de corps qui fasse de l’émulation le vrai surveillant et forme une voix publique à laquelle les étudiants, seuls à même de comparer journellement le mérite des professeurs l’un vis-à-vis de l’autre, aient une bonne part.
Quant à la gestion des finances, il faut être né avec ces formes, identifié avec elles, pour s’imaginer qu’il faille l’immense appareil qu’on étale pour empêcher la dilapidation à une université. Prenons Dorpat pour exemple. Les revenus annuels de cette université, la plus grande de toutes celles de la Russie, se montent à 337 710 Roubles papier. Si l’on en déduit les sommes à payer en appointements, gages, pensions, stipendium, prix, voyages pour la révision des écoles, voyages des nouveaux professeurs etc., sommes fixes qui ne peuvent être un objet de déprédations, il reste environ 90 000 Rbl. sur lesquels la mauvaise foi pourrait faire quelques profits; mais il faut en déduire encore 46 000 Rbl. que coûte l’entretien des instituts scientifiques confiés à l’intégrité de 16 professeurs (qui au reste ne manient pas cet argent et ne font qu’assigner les comptes à payer) dont chacun d’eux fait son possible pour tirer de la petite somme à sa disposition le plus d’avantage pour son institut. Le reste de la somme totale, destiné aux besoins économiques et extraordinaires, se monte donc à environ 44 000 Rbl., sur lesquels les inférieurs pourraient faire quelques profits illicites; et pour les empêcher l’université a une chambre des finances composée du Recteur et de quatre doyens qui changent tous les ans. Les finances des écoles de l’arrondissement de Dorpat offrent un résultat à peu près semblable.
Mais prenons un exemple général et encore plus frappant. L’Empereur a établi pour la comptabilité un département particulier, celui de Contrôle général, parce que la révision des comptes languissait dans le Sénat, qui ne pouvait suffire à ce travail et était en arrière de plus de 30 ans. L’Empereur a senti qu’il était injuste, inhumain et même ridicule d’exercer après un tel laps de temps la responsabilité sur un homme vraisemblablement mort, et qui, s’il vit encore, est hors d’état de donner les renseignements, qu’on peut lui demander, et par conséquent de se justifier. L’idée était parfaitement juste; mais l’exécution l’a rendue illusoire, parce que l’on a pris les affaires où elles en étaient et commencé le travail par les vieux comptes. On en est à présent au point où l’on en était auparavant. Pour que ce département devient réellement utile, il fallait commencer par déclarer justes les comptes passés, les éliminer comme des choses qui ne sont plus sujettes à aucun examen et faire commencer le travail par l’année courante, en adoptant comme vrais les saldos de l’année précédente. Alors le Contrôle général eût pu faire face aux affaires courantes, réviser les comptes de chaque année pendant le cours de l’année suivante et exercer la responsabilité à temps, prendre en quelque sorte le fripon sur le fait et décharger l’honnête homme. Il faut ajouter à cela que maint employé, chancelant dans ses principes, sera retenu sur la bonne voie s’il sait que la fraude ne peut durer qu’une année et que le fripon décidé n’aura pas le temps de s’enrichir et prouver par le fruit de ces vols accumulés la justesse de ses comptes. Au reste, pour diminuer le travail du Contrôleur général chaque Ministère devrait être tenu de faire l’examen des comptes de son département relativement aux sommes qu’il a assignées et relativement à la légalité des dépenses qu’il doit mieux juger que le Contrôleur général, les ordres pour les dépenses ne venant pas de celui-ci. Alors il ne restera au Contrôle général que les calculs, l’examen des prix et des changes et la comparaison des articles de dépense entre eux pour s’assurer que le même objet ne revient pas plus d’une fois masqué sous différents articles. – Mais, le but de ce coup d’œil n’est pas de donner des conseils. Retournons au simple tableau de l’instruction publique.
Les Académies sont des instituts qui font partie intégrante de l’instruction publique. Érigées pour les progrès des connaissances, elles sont en quelque sorte les dépositaires de l’honneur national dans cette partie. La Russie en a deux, outre quelques autres sociétés littéraires, l’académie russe et l’académie des sciences, toutes deux à Pétersbourg. La première, destinée au perfectionnement de la langue et de la belle littérature nationale, remplit son but. Il y règne actuellement une noble activité, une liberté entière d’opinions et une heureuse affluence de travaux. Ce qui se fait est déjà beaucoup et elle donne les plus belles espérances pour l’avenir. Il n’en est pas de même de l’Académie des Sciences, brillante et célèbre autrefois, mais aujourd’hui modeste et oubliée et n’ayant guère que la vertu d’une jeune fille bien née, celle de ne faire pas parler d’elle.
L’Ukase qui prescrit les examens pour les rangs est encore en vigueur, cet Ukase, dont l’Empereur Alexandre a reconnu les nombreux défauts, qu’Il avait résolu de remplacer par un autre fondé sur les vrais principes que l’auteur de ce coup d’œil Lui avait présentés. À toutes les universités de l’Empire on fabrique des assesseurs de collège. À Pétersbourg le candidat se présente en particulier chez chaque examinateur, se fait examiner sur une ou deux parties, quelques mois après sur quelques autres; en sorte qu’au bout d’une année il a fait sa tournée et a ses certificats pour chaque science, qu’il produit en suite au comité; et le comité lui délivre le certificat général qu’il a subi l’examen dans toutes les parties prescrites par l’Ukase. C’est ainsi que, en apprenant, de mémoire et pour le moment de l’examen, les rudiments des connaissances qu’on devrait s’acquérir à fond par des études sérieuses, on élude la loi, sans doute au profit des examinateurs. À Moscou le Prof. Schlötzer a écrit un petit livre d’une douzaine de feuilles d’impression par demandes et réponses, qui contient tous les objets d’examen. – Que dire à cela? – L’Empire a besoin d’assesseur de collège. Si l’on exécute l’Ukase dans son vrai sens, toute la Russie ne fournira pas un sujet capable de subir l’examen. Il faut donc jouer la comédie, et l’État n’a pas le droit même d’en punir les auteurs. Des affaires majeures avaient d’abord forcé l’Empereur de remettre l’amendement de cet Ukase à un autre temps. Depuis Il a chargé un comité de ce travail, dont un des membres, Mr. de Turgenief l’aîné, réputé pour son honnêteté, a prié il y a plusieurs années l’auteur de ce coup d’œil de lui communiquer ses idées à cet égard. Et cependant rien ne s’est fait. La raison en est simple: on ne veut pas abolir en Russie le principe que tout homme doit être capable de tout; on veut conserver la facilité de sauter du Sénat à un collège de médecine, de la médecine aux finances, des finances aux affaires étrangères etc.; on veut se réserver le droit de choisir dans tous les départements la place la plus lucrative à laquelle on puisse aspirer à la faveur du rang qu’on a acquis. Ce préjugé, qui domine si fort en Russie, est destructif des vraies connaissances et d’une bonne administration, et privera, tant qu’il existera, l’État de sujets capables de remplir dignement leurs places. C’est une gangrène qui corrompt tous les départements et ronge la force intérieure de l’État.
Ce tableau de l’Empire, quant à l’instruction publique, d’où dévoile la vraie source du bien-être ou du malheur des États, est affligeant. Mais il n’est pas désespérant. Encore moins doit-il décourager une âme forte comme celle de l’Empereur Alexandre. Tous ces maux peuvent être réparés et cet Empereur magnanime, qui sent foncièrement le bien, qui est sûr du secours de la Divinité dans ce grand ouvrage, y réussira et ajoutera à sa gloire militaire
Oui, Sire, Votre grandeur politique effraie l’Europe qui se croit à la veille de se voir écrasée par le colosse de puissance que la Providence a déposé dans Vos mains et confié à Votre direction. Mais Vous n’avez pas oublié le mot sublime que Vous me dites lorsque Napoléon fut devenu Empereur: Il est tout-puissant et s’il fait le bonheur de son pays, je le nommerai mon frère de tout mon cœur. À l’extrémité opposée de l’Europe Vous êtes à sa place, mais avec des principes opposés, et Vous ferez pour la Russie ce qu’il n’a pas voulu faire pour la France, ce qu’il n’a pas pu faire parce qu’il n’avait pas d’âme. Après avoir délivré l’Europe et posé les fondements de la paix, Vous trouverez de la satisfaction, même des charmes, dans l’administration intérieure de Votre Empire, dès que Vous choisirez les moyens qui mènent au but. La Religion et l’instruction publique, ces bases éternelles de la prospérité des peuples, réclament Vos soins et Vous récompenseront par le succès qui ne pourra pas manquer si Vous faites régner la vérité, la simplicité et les connaissances là où l’hypocrisie, l’artifice et l’ignorance gouvernent. Ne craignez pas de manquer de moyens, c.à.d. d’hommes qui veuillent et puissent faire le bien. Ils paraîtront dès qu’ils l’oseront et agiront dès qu’ils le pourront.
C’est après dix ans d’éloignement, Sire! que je Vous adresse ces mots, l’expression de mon sentiment pour Vous, sentiment profond que Vous avez connu et aimé pendant dix ans. O! combien de fois Vous m’avez pressé sur Votre cœur! J’en étais digne; car je ne voulais que Votre bonheur. Je le suis encore et je Vous le rappelle pour Vous redonner la confiance aux vrais principes. Vous fûtes mon Héros alors que personne ne soupçonnait de l’héroïsme en Vous. Aujourd’hui Vous êtes devenu le Héros du public, cesserez-Vous pour cela d’être le mien, celui de la postérité?